Le combat des ombres
d'agonie, son cœur cesserait de battre. Un poison redoutable et bien plaisant, car ils ne sont pas si fréquents, ceux qui ne tuent que par blessure.
– Pour sûr… Ma, c'que not'dame s'occupe des mouches à miel en ct'e moment même. Les enfume afin d'récolter leur miel. C'te l'dernier de l'an.
Dieu du ciel, quelle horreur, pensa madame de Neyrat. Ne perdrait-elle jamais ses habitudes de manante ? Enfin, la dame était comtesse d'Authon, par la sambleu ! Comment pouvait-elle s'abaisser à si vile besogne ?
– Eh bien, nous l'y aiderons, proposa Aude de Neyrat en réprimant une moue dégoûtée. Mène-moi, je te prie. Vous, lança-t-elle en s'adressant à son homme de main, attendez-nous ici.
L'homme eut l'air surpris mais ne discuta pas. Il était grassement payé pour obéir. Quant à Aude, elle ne tenait pour rien au monde à ce qu'un témoin de ce qui allait suivre puisse un jour lui porter tort. Ils ne seraient que trois, Agnès, ce valet à la cervelle attardée et elle. Deux en sortiraient vivants. Et qui ajouterait foi au délire d'un idiot de naissance, s'il en venait à cela ? D'autant qu'il ne comprendrait pas ce qui avait provoqué le trépas de sa maîtresse.
Une délicieuse tension la redressa sur sa selle lorsqu'elle mit la jument au pas afin de suivre le Simple qui marmonnait sans qu'elle comprît un seul mot de son soliloque. Au demeurant, ce qu'il avait à dire ne l'intéressait pas le moins du monde. Il allait lui falloir agir aussi rapidement que l'éclair. Se laisser glisser de selle, se composer un air de ravissement, se ruer vers Agnès, la serrer contre elle, et planter l'aiguille de touret dans son épaule. Agnès ne devait pas avoir le temps de se rendre compte qu'elle ne la connaissait pas, au risque de se reculer. Son hésitation de quelques secondes signerait sa perte.
Un rideau d'épaisse fumée diluait le contour des bosquets situés à une quinzaine de toises d'eux. Aude distingua une silhouette. Agnès.
Le Simple avança encore. Aude chassa d'un geste énervé et apeuré quelques abeilles importunes qui tournaient autour d'elle. Le valet pila et annonça :
– C'te pas prudent d'aller plus d'avant. A s'énervent à cause qu'on leur prend l'miel. J'vas prévenir not'dame. Vaut mieux démonter. J'vas raculer l'ch'val pour pas qui s'affole.
Joignant le geste à la parole, il saisit madame de Neyrat à la taille avant qu'elle n'ait eu le temps de protester et la déposa à terre. Il épousseta sa robe d'épais cendal violine avec application afin d'en faire tomber le blanc des chemins.
– Mais laisse, à la fin ! Va donc chercher ta maîtresse, mon amie.
– Voui-voui.
Gilbert s'avança sans appréhension vers l'épais rideau de fumée qui sembla l'absorber. Il adressa un salut complice à l'épouvantail qu'il avait traîné plus tôt. Soudain, il démarra en flèche et balança un coup de son gros sabot contre le flanc de la ruche qui chut. Il s'enfuit aussi vite qu'il le put vers les bois, vers l'étang, prêt à y plonger le cas échéant. Un essaim affolé surgit de la ruche renversée dans un bourdonnement de tonnerre. D'abord indécises, les abeilles perçurent enfin l'odeur essentielle, celle de leur roi 3 , plus loin. Une immense nuée obscurcit le ciel, fonçant vers le souverain afin de l'entourer, de le protéger. Aude la vit fondre sur elle. Elle tenta de s'enfuir, repoussant les dizaines de milliers d'insectes 4 de grands gestes des bras, hurlant comme une possédée. Désorientées, ne comprenant pas la réaction de leur roi, les abeilles attaquèrent. Affalée dans l'herbe, madame de Neyrat décéda d'asphyxie moins d'un quart d'heure plus tard, son angélique visage défiguré d'œdèmes et de piqûres. Durant cette infinité de temps, avant qu'elle ne perde conscience, lui revinrent tant d'odieux souvenirs, rythmés par la menace de la malfaise : Vous périrez dans d'affreuses souffrances et serez maudite à jamais… Celui ou celle qui attente à ma vie connaîtra des tourments pires que ceux que réserve l'enfer ! Ils l'ont promis et ils tiennent toujours leur parole. Ceux d'en bas ! Étrangement, son seul réconfort d'agonisante, le seul apaisement à sa terreur de n'avoir pu équilibrer les plateaux de sa bilance d'âme, ne fut pas Angélique, mais Honorius. Alors que la mort commençait de noyer son cerveau, que l'air se refusait à elle, son unique prière fut pour lui.
Gilbert s'était longuement lavé les mains, les
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