Le combat des Reines
Secundi
Cela était plus
facile à dire qu'à faire. Le temps de parvenir au grand portail du manoir de
Bourgogne où nous attendaient les visages amicaux d'Ap Ythel et de ses hommes,
j'étais épuisée. Mes jambes se dérobaient sous moi, j'avais mal au cœur et
envie de vomir. Demontaigu m'embrassa avec douceur pour me souhaiter une bonne
nuit et s'en fut. Ap Ythel m'escorta dans les appartements royaux. Nous
montâmes l'escalier et passâmes devant des chambellans et des serviteurs
affairés à diverses tâches. La désagréable odeur fétide flottait toujours. Je
le fis remarquer et Ap Ythel s'en excusa d'un haussement d'épaules.
— Les
canalisations et les égouts, les latrines et les garde-robes seront récurés
demain, dit-il.
Il désigna des
valets qui disposaient des pots d'herbes écrasées. De la fumée parfumée
s'élevait des navettes à encens et on avait répandu une épaisse couche de
poudre aromatique sur les braseros. Je savais Isabelle fort occupée ce jour-là
à recevoir les envoyés français, aussi fus-je très étonnée quand un chambellan
insista pour me conduire chez le roi. Édouard, Gaveston et Isabelle, installés
devant l'âtre, faisaient griller des marrons dans le feu et se servaient des
louches de posset chaud qu'ils puisaient dans un profond hanap d'argent ciselé.
Le chambellan annonça d'une voix puissante que je venais juste d'arriver et
tous trois se retournèrent à mon entrée. Le souverain ainsi que Gaveston
portaient les mêmes vêtements que plus tôt dans la journée et leurs bottes,
qu'ils avaient quittées d'un coup de pied, étaient encroûtées de boue. Édouard
se leva et vint à ma rencontre. J'aimerais pouvoir croire que c'était pure
courtoisie, mais je pense qu'en fait, d'après mon expression et les taches sur
ma mante et ma robe, il déduisit qu'il m'était arrivé quelque chose. Il me prit
les mains et me baisa le bout des doigts, en me regardant droit dans les yeux.
— Vous êtes
en retard, constata ma maîtresse d'une douce voix langoureuse.
Elle était
assise si près du favori que je ressentis une pointe de jalousie. Ces grands
seigneurs aussi avaient leurs secrets, une partie de leur vie dont j'ignorais
tout.
— Tout
s'est-il bien passé ? s'enquit Édouard.
— Non,
monseigneur, répondis-je avec lassitude.
J'ôtai ma mante,
m'inclinai devant Isabelle et le roi et manquai de tomber en me dirigeant vers
le tabouret que Gaveston avait poussé entre lui et la reine.
— Non,
monseigneur, tout ne s'est pas bien passé. Et je ne me sens pas bien non plus.
Effondrée devant
la cheminée, je leur narrai les événements qui s'étaient déroulés au Secret
de Salomon , notre visite à la Domus lucundarum et j'évoquai la mort
possible de Pain-bénit. Toute gaieté disparut. Le souverain, furieux, se
mordillait le pouce. Gaveston se prit la tête entre les mains. Isabelle, les
yeux fixés sur son giron, jouait avec la bague qu'elle avait enlevée et la
faisait tourner comme si c'était quelque chose de vivant. Je les informai de
l'attaque dont nous avions été victimes, ce qui expliquait mon agitation, et
leur dis que j'avais été si troublée que Demontaigu avait jugé bon de m'emmener
dans une taverne le temps que je recouvre mes esprits. Isabelle me lança un
coup d'œil perçant comme si elle ne me croyait pas. Mais Édouard jura tout bas
dans sa barbe. Quelques instants ils évoquèrent entre eux différentes
hypothèses. En examinant la pièce, je remarquai les riches tapisseries, bleu,
rouge et or, pendues aux murs, les meubles luisant de cire, les confortables
tapis de Turquie, les pots d'étain, d'argent et d'or incrustés de pierreries,
les coupes et les pichets qui garnissaient les étagères d'une armoire sans
porte. La fortune et la puissance de ces deux hommes formaient un contraste
vraiment frappant avec le désespoir et la peur qui régnaient dans la crypte
lugubre d'où j'avais fui, épouvantée et éperdue. Les souvenirs ne cessaient
d'affluer : l'huis qui brûlait, les Noctales qui le forçaient, des
silhouettes sombres se détachant dans la lumière, le sifflement des flèches,
les cris et les hurlements des blessés... Quelle différence ! Édouard et
Gaveston désiraient à présent être seuls. Isabelle et moi regagnâmes donc les appartements
de la reine où, à moitié endormie, je me traînai jusqu'à une banquette devant
le feu. Isabelle me tira de ma rêverie.
— Mathilde ?
Mathilde ? Êtes-vous
Weitere Kostenlose Bücher