Le Conseil des Troubles
s'étonnant que ses jambes fussent un peu flageolantes...
1 Au XVII e siècle, le déjeuner se disait dîner et le dîner souper ou « grand couvert ».
19.
L'objet servait autant à la médication qu'à l'hygiène pour ceux, rares, qui aimaient la propreté et en avaient les moyens. Mais que dire de cette baignoire de vermeil, d'or et d'argent, assurément une des plus coûteuses du monde chrétien?
Une main se posa sur le bord de la baignoire. Une main massive, celle d'un géant, mais une main malade où se voyaient lésions et chancres.
L'homme, de dos, hésita et Hofflingen remarqua que le corps de Von Ploetzen, puisque c'était lui, était, plus que la fois précédente, couvert d'horribles pustules suintantes et d'ampoules purulentes.
Von Ploetzen, toujours songeur, regarda l'eau noire et épaisse du bain. Il s'en échappait une odeur lourde, douceâtre, écoeurante, qui mettait le coeur au bord des lèvres.
Se méprenant sur l'hésitation du Grand Maître des Teutoniques, Hofflingen, que tout cela révoltait, fit un effort pour trouver une voix impersonnelle :
— Votre Seigneurie, l'aspect de ce sang est trompeur car il est frais. Votre tueur a égorgé les douze enfants au-dessus de la baignoire il y a moins de vingt minutes.
Von Ploetzen répondit d'un ton las :
— Je sais cela, Ulrich, j'entends encore les hurlements de ces malheureux enfants. Je devine aussi votre dégoût mais pensez à notre cause sacrée comme je le fais moi-même.
Une humeur vilaine coulait de ses yeux bleus et il ne songea pas même à s'essuyer.
Son regard s'attarda sur un des côtés intérieurs de la baignoire. L'or s'y trouvait éraflé. Mieux, on voyait distinctement les traces de quatre petits ongles...
Il ferma les yeux en songeant : « Que ne suis-je mort en service... »
Il répugnait profondément à ce qu'il avait ordonné, s'accrochant à la croyance que la nature de son mal exigeait qu'il prît des bains de sang, ainsi qu'on l'en assurait chez certains médecins. Un sang très pur qui ne fût point altéré par la maladie ni le vieillissement. Un sang d'enfant.
Il murmura sans se faire entendre d'Hofflingen :
— Mon Dieu, pour moi, pour moi seul, je ne l'eusse jamais fait. Mais je ne m'appartiens pas, je suis l'instrument de Votre désir d'harmonie sur terre dont l'épée attentive et vengeresse est le Conseil des Troubles. Mon devoir est de vivre, même à ce prix-là.
Il pénétra dans le bain de sang, s'allongea et ferma les yeux.
***
Le soleil avait accompli le tour complet de la terre et brillait faiblement. Mais la froide lumière d'hiver blessait les yeux.
Bamberg referma le rideau et se retourna vers sa maîtresse, Lydie de Mesnay, marquise d'Ey, qui dormait sur le dos, complètement nue, offerte.
Une bouffée de désir envahit de nouveau Tancrède mais il parvint à la repousser et s'habilla lentement, sans faire de bruit.
La veille, la jeune femme ne lui avait pas laissé le choix car à peine la porte fermée, elle lui entoura le cou de ses bras et prit sa bouche sans qu'il songeât, c'est vrai, à se soustraire à ce baiser ni même à esquisser un geste de défense.
La fin de l'après-midi et la nuit furent tel un tourbillon. Quand le désir ne l'occupait pas tout entier, il demeurait stupéfait du savoir-faire amoureux de la marquise d'Ey laquelle, à vingt-trois ans, possédait davantage de connaissances amoureuses que ses trois anciennes maîtresses réunies.
Il se savait assez ignorant des choses de l'amour mais pas assez pour ne pas comprendre que Lydie l'étonnait surtout par l'expérience acquise.
« Une expérience riche et variée », songea-t-il en enfilant ses bottes.
Plutôt que d'accrocher son sabre à son ceinturon, où il risquait de cliqueter, il le tint à la main et coiffa son chapeau à plumes. Un instant plus tard il se trouva dans le couloir large et bien éclairé par de grandes fenêtres qu'il n'avait pas remarquées la veille, certainement distrait par tout autre chose...
Assis sur un banc, un homme vêtu de sombre attendait sans doute depuis très longtemps, et peut-être même depuis la veille.
Âgé d'une soixantaine d'années, le visage ridé comme une vieille pomme, il se leva d'un bond et s'approcha du duc. Une grande colère se reflétait dans ses yeux porcins et sa bouche tordue par la haine. Une voix de fausset complétait sa triste allure :
— La marquise d'Ey est là, n'est-ce pas, dans votre chambre ?
Bamberg l'observa avec curiosité
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