Le cri de l'oie blanche
Elle devait, maintenant,
regarder la vie pour la vie. Elle devait la regarder droit dans les yeux et non
essayer de la maquiller à travers les yeux que Napoléon lui prêtait. Voir
grand, voir devant.
Napoléon sortit sans claquer la porte. Il ne
voulait pas réveiller ses parents et les invitées. Il s’était attendu à
tout : malaise, discussions, plaisir ou euphorie. Il n’avait pas envisagé
que Blanche lui annoncerait qu’elle rompait leurs fiançailles. Il l’avait senti
dès son arrivée parce qu’elle n’avait pas, comme d’habitude, fait luire sa dent
d’or. Il retournait dans son esprit tout ce qu’elle lui avait dit, enragé à
l’idée qu’elle n’avait aucun reproche à lui faire. Il aurait préféré cette
attitude, ayant au moins un point pour se défendre. Non. Elle l’aimait toujours
pour les mêmes raisons, mais ces raisons, maintenant, n’étaient plus
suffisantes pour qu’elle entrevît un avenir. Elle lui avait dit, sans détour,
qu’elle souhaitait attendre que l’avenir se manifeste avec tout ce qu’il
pouvait apporter de déceptions et de surprises plutôt que d’essayer de le dessiner
à sa convenance. Elle avait ajouté que l’avenir méritait qu’on lui donne cette
chance. Il n’y avait rien à comprendre. L’avenir pour lui, depuis maintenant
plus de deux ans, ressemblait à Blanche. Un avenir pêche avec deux touches de
bleu en guise d’éclairage. Maintenant, Blanche venait de le souffler et de
l’entourer d’obscurité.
Il marcha longuement, respirant l’air frais de
ce début d’avril, heureux que le temps fût assez doux. Quelques degrés de moins
et il aurait été gêné par le froid qui aurait figé ses paupières humides. Depuis
qu’il l’avait reconduite à sa chambre, il avait décidé d’accepter son échec.
Parce que c’était un échec. Il avait aussi décidé qu’un homme pouvait pleurer
un échec. Il était loin de se douter que Blanche, debout dans sa chambre,
regardait la même lune que lui, les mêmes étoiles, tout aussi embrouillées par
le chagrin. Galant, il avait insisté pour qu’elle et sa famille restent le
temps prévu et lui avait demandé de ne pas parler de leur conversation. Il le
dirait à ses parents plus tard et lui demandait de faire la même chose avec sa
mère. Un sanglot lui secoua les épaules. Maintenant qu’il avait connu Blanche,
il n’avait plus envie de rencontrer d’autres jeunes filles. Maintenant qu’il
avait perdu Blanche, il se demandait s’il avait toujours envie d’être avocat.
Elle ne lui avait donné aucun espoir quant à ses intentions. Non. La brisure
était nette, sans éclisses. Pendant quelques minutes, il rêva qu’elle lui
reviendrait en avouant s’être trompée. Mais s’il la connaissait encore un peu,
il savait qu’elle ne le ferait jamais, à moins que le hasard ne les remettre
l’un et l’autre sur le même chemin.
À son insu, il était revenu sur les rives du
fleuve, à l’endroit exact où ils avaient passé une partie de l’après-midi. Il
posa le pied sur l’anguille morte que Rolande avait balancée sur une branche.
Il prit le poisson par la queue et le lança dans l’eau, aussi loin que sa force
le lui permit, en criant comme un homme qui vient de prendre conscience qu’il
est perdu dans le désert.
Dans le train les ramenant à Saint-Tite,
Blanche annonça la nouvelle discrètement. Émilie ne posa aucune question,
préférant laisser à sa fille le temps de reprendre son souffle. Blanche n’en
reparla plus. Comme si Napoléon n’avait jamais existé. S’il lui arrivait
parfois de trouver son annulaire gauche un peu nu, elle s’entêtait à ne pas
rêver. Maintenant, elle devait regarder droit devant. Maintenant, elle savait
un peu plus où était devant.
Elles reprirent toutes les deux leurs classes
avec enthousiasme. Blanche retrouva son petit Pierre, qui faisait de tels
progrès qu’elle comprenait de mieux en mieux pourquoi sa mère avait accepté de
revenir à l’enseignement.
– Le pire est fait, Blanche. Maintenant,
on repasse la matière en vue des examens de fin d’année et de la visite de
l’inspecteur. Le mois de mai, c’est à peu près le mois le plus ennuyant. Rien
de neuf à montrer. Des restes à réchauffer, c’est tout.
Le 22 mai, Émilie reçut un télégramme de
Marie-Ange lui annonçant la naissance de sa première petite-fille. Ce jour-là,
elle partit à pied pour le village. Elle s’arrêta d’abord au couvent
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