Le cri de l'oie blanche
pria silencieusement pour que sa mère ne la vide pas.
– Faites attention à vous, moman.
– J’ai passé ma vie à faire attention à
moi. Sais-tu pourquoi, Blanche ? Parce que personne d’autre le faisait.
Blanche eut un pincement au cœur. Elle
embrassa sa mère sur le front et lui souhaita bonne nuit avant de la quitter.
Elle dormit d’un sommeil agité et fut réveillée par un sanglot qui lui semblait
venir des profondeurs de la terre. Elle se rua vers la cuisine et vit sa mère,
la tête sur la table, qui sanglotait comme douze enfants à l’unisson.
– Moman, ven ez
vous coucher. S’il vous plaît. Ven ez vous coucher.
Émilie leva la tête et Blanche vit son visage
boursouflé de chagrin.
– C’est pas normal, Blanche. C’est pas
normal qu’Ovila soit pas là pour fêter le fait qu’on a survécu à la vie. C’est
le début de notre deuxième récolte… Ouais… C’est vrai qu’Ovila a jamais voulu
cultiver.
Sa tête retomba lourdement sur la table et
Blanche vit que son souffle venait de cesser ses hoquets pour se calmer. Elle
entendit sa mère ronfler. Pour la première fois de sa vie, elle l’entendait
ronfler. Une larme lui coula sur la joue. Elle se souvenait encore du ronflement
de Louisa, cette première nuit au couvent. Elle se souvenait d’avoir pensé que
le ronflement était l’apanage de la tristesse. La tristesse de sa mère sentait
la fermeture irrémédiable de ses entrailles ; la disparition de ses
espoirs ; l’ouverture de sa fragilité ; la profondeur de sa
solitude ; l’interminable éternité.
2 5
Blanche soutenait sa mère. L’euphorie qui
avait suivi la naissance de la fille de Marie-Ange, Aline, avait rapidement été
remplacée par la tristesse d’Émilie, confrontée à sa profonde solitude. Maintenant,
cette tristesse venait d’être bousculée par quelque chose d’encore plus
profond : le désespoir.
Blanche lui tendit un mouchoir qu’Émilie
utilisa sans le déplier, le plus discrètement possible. Blanche regardait les
fougères dénudées, sans autre couleur que leur sombre vert. Pour éclairer cette
mort subite et malvenue, trois bougies et deux maigres lampions. Elle posa la
main sur l’épaule de sa mère et sentit les vibrations lui secouant le corps. Si
elle ne l’avait pas aussi bien connue , elle
aurait pu croire que sa mère, comme presque toutes les autres personnes autour
d’elles, était hébétée et non fouettée par une désespérance dont elle ne
connaîtrait les ravages qu’au fil du temps.
Elles s’éloignèrent du cercueil pour se
diriger vers l’église. Le chant fut encore plus faux que d’habitude, les
membres de la chorale ayant la gorge nouée. Le vicaire prononça l’homélie,
souvent interrompu par des salves de reniflements.
Le cercueil fut enfin conduit au cimetière et
les paroissiens suivirent en silence. Une dernière oraison fut prononcée, aussi
vibrante que la précédente, et la bière fut glissée par les câbles là où elle
devait reposer pour une éternité divine, tout au plus une décennie humaine.
Blanche tenait toujours le bras de sa mère, la
sentant faiblir. Elle lui chuchota quelque chose à l’oreille et Émilie ne put
s’empêcher de sourire. Les paroissiens défilèrent pour lancer quelques fleurs
avant que le sacristain ne commence à pelleter la terre.
Émilie fut une des dernières à quitter le
monticule qui grossissait à vue d’œil. Blanche marcha à ses côtés alors
qu’elles se dirigeaient vers les pensionnaires. Jeanne, Alice et Rolande
sortirent des rangs et se précipitèrent dans les bras de leur mère.
– C’est un peu votre père qui est mort, mes
filles. Un peu votre père.
Émilie n’en dit pas plus et les filles
reprirent leur place dans les rangs d’élèves. Blanche aperçut son oncle Ovide
qui les attendait dans une vieille calèche et s’y dirigea, soutenant toujours
sa mère. Elle l’aida à monter. Émilie s’affala sur le siège et sortit une autre
fois son mouchoir détrempé.
– Quel beau choix j’ai eu ! Aller à
Montréal au baptême de ma petite-fille ou rester ici pour assister à un
enterrement. J’ai eu quatre jours pour trouver la vie belle. Quatre petites
journées dont une à avoir mal à la tête. Pis après ça, le curé Grenier aurait
voulu que je croie à la justice.
Blanche, profondément attristée elle-même,
aurait voulu faire rire sa mère. Lui faire oublier que sa solitude se creusait
encore davantage.
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