Le cri de l'oie blanche
chose que Blanche ne
comprit pas.
– Pendant que tu vas me nettoyer ça, moi
j’vas vider mes tiroirs. Est-ce que tout le linge a été repassé ?
– Allez-vous en voyage ?
– Oui, mam’zelle. En voyage d’affaires.
– Où ça ?
– Ça me regarde…
– Pour combien de temps ?
– Le temps que ça va prendre pour régler
mes affaires.
Blanche se tut. À la coloration de ses joues,
elle savait que sa mère était aux prises avec des émotions trop vives pour être
troublées. Elle nettoya la valise, la cira et la porta à sa mère qui avait vidé
tous ses tiroirs. Un ouragan avait posé sur son lit tout ce qu’elle possédait
de vêtements et d’articles de toilette. Blanche grimaça. Elle offrit de plier
les vêtements mais Émilie refusa.
– Merci quand même, Blanche. J’aimerais
mieux que tu me prépares quelque chose à manger. Il faut que je prenne mon
train dans deux heures. Ça me laisse pas grand temps parce que la marche est
longue. Pis si tu trouves deux minutes, une petite collation à grignoter, ça
serait bon aussi.
Blanche s’exécuta rapidement, se demandant
pourquoi sa mère faisait tant de mystère. Émilie arriva en soutenant sa lourde
valise, un sac plus petit qu’elle portait en bandoulière et son sac à main.
Dans le pli du coude, elle tenait son manteau. Blanche regarda tout le bagage
et fronça les sourcils. Un choc électrique venait de l’atteindre du cœur aux
yeux. Qu’est-ce qui avait provoqué une telle fébrilité et une telle hâte chez
sa mère ?
Émilie posa tout son bagage près de la porte
et avala sans goûter ce que Blanche avait mis dans son assiette. Elle se leva
presque aussitôt, s’essuya la bouche du coin de son tablier, le pendit à son
crochet et s’abandonna la tête quelques secondes pour en sentir l’odeur. Son
hésitation fut brève et pourtant assez longue pour que Blanche sente les larmes
lui couler sur les joues.
– Donnez-moi deux minutes, moman, j’vas
aller avec vous à la gare.
– C’est aussi bien comme ça. J’ai des
choses à t’expliquer.
Blanche tenait l’encombrante et lourde valise,
alternant, pour la porter, entre sa main droite et sa main gauche. Quand le
poids devenait insupportable, elle agrippait la poignée des deux mains. La
valise lui frappait alors les genoux. Aussitôt que ses genoux
s’endolorissaient, elle reprenait son manège, main droite, main gauche. Mais
les maux de bras, de dos , de doigts, de
poignets et de genoux ne l’empêchaient pas d’être attentive aux propos de sa
mère.
– Je devrais être revenue pour la
rentrée. Mais si je suis pas là deux jours avant, demande aux commissaires de
me trouver une remplaçante. Si j’étais pas arrivée, occupe-toi bien des p’ tites pour le couvent. Je compte sur toi.
Blanche brûlait de lui demander une adresse où
elle pourrait la joindre en cas d’urgence, mais elle n’osa pas. Si sa mère ne
lui en avait pas donné, c’est que sa mère ne savait pas encore où elle irait.
Elles marchèrent à travers le village en suant
et en soufflant presque aussi fort que le train qui venait de faire entendre
son cri. Elles pressèrent le pas et Blanche, malgré ses craintes, malgré sa
fatigue, malgré le sentiment que quelque chose bouleverserait sa vie, remarqua
que certaines personnes se cachaient derrière leurs rideaux pour les épier.
Elles arrivèrent à la gare. Le train était
déjà immobilisé.
– Monte le bagage, Blanche, et
choisis-moi une place au bord de la fenêtre, face à la locomotive. Moi, je
cours acheter mon billet.
Blanche obéit. En moins de deux minutes, sa
mère était à ses côtés. Elles s’étreignirent et Émilie lui demanda une dernière
fois de bien faire ce qu’elle lui avait dit. Blanche promit. Elle demeura sur le
quai en agitant la main, sachant que sa mère devait se tenir penchée à la
fenêtre pour la regarder. Elle n’avait pas voulu poser de questions, mais elle
savait que sa mère venait de prendre la direction de l’Abitibi.
Blanche ne dormit pas de la nuit, travaillant
à terminer les uniformes de ses sœurs. Elle mangea toute une tarte, davantage
pour s’occuper que pour se nourrir. Elle se demandait si sa mère ne venait pas
de compromettre tous les projets qu’elle caressait en secret depuis qu’elle
avait quitté Napoléon. Pour la première fois depuis deux ans, elle pensa à lui
avec regret. De quoi avait-il l’air, vêtu de sa soutane de novice ?
Jeanne, Alice et
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