Le cri de l'oie blanche
tristesse pendant les
mois qui avaient suivi l’hospitalisation de Clément. Elle avait demandé à ses
sœurs si elles accepteraient de reprendre l’ancien régime du pensionnat pour
lui permettre d’aller voir son frère, inconnu encore, aussi souvent que
possible. Ses sœurs, qui commençaient à ne plus essayer de comprendre les
détours de la vie, avaient accepté. Blanche prit donc leur linge sale le
dimanche soir au lieu du vendredi. Elle le lavait pendant que Laurette lui
racontait sa fin de semaine, et l’étendait dans sa chambre et dans celle de ses
sœurs pour éviter d’encombrer les espaces de vie communs. Laurette apprécia de
ne pas marcher tête baissée entre les cordées.
Chacune de ses visites à l’hôpital se
déroulait de la même façon. Elle voyageait dans la nuit du vendredi au samedi,
se présentait tôt le samedi matin. La première fois, elle avait créé tout un
émoi dans la chambre de Clément. Elle s’était en effet évanouie en voyant la
bouteille posée à côté de son lit, dans laquelle était drainé tout le pus qui
lui sortait des poumons. Mais elle s’était rapidement habituée aux odeurs de
maladie et de médicaments. Elle s’était aussi habituée à voir Léon arriver vers
deux heures de l’après-midi et ne partir que vers onze heures du soir pour
prendre son travail de nuit. Léon avait été près de Clément à chaque jour
depuis son hospitalisation.
Chaque fois qu’elle prenait le train pour
Grand-Mère, elle se promettait de parler à Clément. De lui demander ce qu’il
avait fait de sa vie depuis son départ de la maison. La sérénité de son frère
piquait sa curiosité et elle était certaine que Clément avait trouvé la
solution à ses angoisses, ses angoisses de fils imparfait pour sa mère, dont il
avait trahi les attentes, et inintéressant pour son père, qui ne lui avait
presque jamais adressé la parole et pour lequel il avait quand même souffert
railleries et durs combats. Mais, aussitôt qu’elle était devant lui, elle ne
trouvait pas de mots. Elle se perdait sur le chemin des phrases bien tournées
et s’empêtrait dans les dédales de son âme. Elle passait donc toutes ses heures
du samedi matin à le regarder, à s’assurer qu’il ne manquait de rien, à le
promener dans un fauteuil roulant en attendant l’arrivée de Léon qui arborait
toujours un sourire éclatant sous des cernes de plus en plus sombres.
De semaine en semaine, elle s’enfonçait dans
son mutisme. Elle savait que Clément n’attendait qu’un mot. Mais elle était
incapable de le prononcer. Si elle excellait pour s’informer de ses journées et
de sa santé, elle échouait quand elle devait parler des choses importantes pour
eux. Parler de leurs parents, de leur réaction au départ de leur père. Parler
du village. Parler de la grand-mère Pronovost, que Clément avait bien connue . Parler de leur nièce, la fille de
Marie-Ange. Parler de leurs projets. Du sien qui prendrait forme dès l’été. De
ceux de Clément dont elle ignorait jusqu’aux décors.
L’arrivée et le départ de Clément, l’existence
même de Clément, cet étranger de son sang, la confrontait à la désunion de sa
famille. Sa mère avait bien essayé de les convaincre qu’une famille vivait
toujours même si ses membres n’habitaient pas sous le même toit. Maintenant,
elle en doutait. Même au sein de sa famille, elle était seule. Sans véritable
ami, là non plus.
Son seul ami avait été Napoléon. Avec le
recul, elle savait maintenant qu’elle avait davantage chéri l’amitié et la
complicité qu’il lui offrait. L’amour dont ils avaient parlé était trop
raisonnable, trop terne. La vie qu’ils avaient dessinée était trop droite, trop
parfaite. Mais Blanche en était sortie blessée. Humiliée, presque, d’avoir
confié ses pensées les plus profondes. Repentante d’avoir cru en l’immuabilité.
Certaine d’avoir rêvé la passion.
Sitôt cette année scolaire terminée, elle
partirait. Elle aussi. Se perdre dans le grand Montréal pour ne plus être fille,
sœur, cousine, nièce, institutrice et célibataire. Elle allait redevenir
étudiante. Elle allait commencer à oublier. Commencer à cesser de ne voir que
ses cicatrices. Cesser d’enseigner. Elle avait le talent, certes, mais elle
n’avait plus la force d’enseigner. À chaque année, quand les enfants partaient,
elle avait le cœur déchiré. Elle s’attachait tellement à eux qu’elle
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