Le cri de l'oie blanche
légumes et partit, à grandes enjambées.
– Moman ! Moman !
Émilie agita le bras et posa ses deux valises
au sol. Elle accueillit sa fille et l’étreignit.
– Mon Dieu ! Blanche, j’avais oublié
que tu étais aussi belle.
– Voyons donc, moman, attendez de voir
les autres. Pis vous, vous avez maigri.
– Oui. Ça paraît ?
– Beaucoup.
Le retour d’Émilie fut joyeusement fêté.
Blanche lui avait régulièrement donné des nouvelles de Clément, mais Émilie
n’avait pas reçu la lettre l’avisant que son fils était à la maison. En l’apercevant,
elle s’était arrêtée et l’avait regardé avec attendrissement.
– C’est pas possible d’être aussi magané
à dix-huit ans.
Son mot, qu’elle avait voulu gentil, fit à
Clément l’effet d’un reproche. Il s’assombrit et s’éloigna des bras de sa mère
dans lesquels il avait été prêt à s’abandonner. Émilie joignit les mains en un
geste qui ressemblait à une prière et, pour s’aider à se ressaisir, les frotta
énergiquement en se tournant vers ses filles.
– À c’t’heure, je veux que vous me
racontiez tout ce que vous auriez pu oublier dans vos lettres. Mais avant,
Jeanne, j’ai apporté un petit quelque chose pour toi. Rien d’extraordinaire,
mais quelque chose quand même.
Elle ouvrit sa valise et en sortit deux
appuie-livres sculptés dans le bois. Jeanne la remercia, heureuse de posséder
des objets aussi exotiques.
Clément et Léon décidèrent de partir le
lendemain du retour d’Émilie. Elle en fut profondément blessée, y voyant une
marque de mépris. Blanche, elle, invita son frère à travailler dans le potager
et essaya de le dissuader.
– C’est raide un peu, Clément. Moman
arrive, te dit quelque chose que moi j’ai pas trouvé méchant, pis toi tu te
caches comme une chenille dans un cocon pis tu annonces que tu pars. Pas dans
une semaine, pas dans dix jours, mais le jour même.
– C’est comme ça.
Voyant qu’elle ne parvenait pas à ébranler son
frère, elle tenta un dernier argument.
– Est-ce que Léon est d’accord avec
toi ?
Clément la fusilla du regard. Léon, il le
savait, aurait voulu rester quelques jours de plus, parce qu’il aimait la
famille, surtout Jeanne.
– Je suis la seule famille que Léon a
jamais eue. Je suis son père, sa mère pis les frères pis les sœurs qu’il a
jamais eus. Léon a fait son chemin tout seul depuis l’âge de dix ans. On est de
la même race.
– Non, Clément. Vous êtes pas de la même
race. Tu as toute une famille qui…
– Parle-moi-z-en donc de ma famille,
Blanche.
Blanche était saisie. Elle lisait tout à coup
dans l’air de défi de son frère les raisons qu’elle n’avait pas soupçonnées et
qui, probablement, expliquaient son détachement. Clément n’avait jamais eu le
sentiment d’appartenir à sa famille. Elle aurait voulu le contredire mais elle
s’en savait incapable. Clément avait toujours été rebelle, presque belliqueux.
Clément, taciturne, avait toujours vécu en solitaire. Il venait de lui faire la
démonstration criante de ce qu’elle pensait elle-même : depuis le départ
de leur père, leur famille s’était irrémédiablement vidée de tout sentiment
d’union. Ils étaient des étrangers, Rose, Marie-Ange, Paul, qu’ils ne
connaissaient presque plus, et Émilien… Il ne lui servait à rien de se les
nommer tous. Ils étaient tous bien engagés dans leur vie personnelle sans qu’un
frère ou une sœur ou même un de leurs parents n’ait eu d’influence. Elle-même,
maintenant, s’en irait seule. Et l’espoir qu’elle caressait était d’aimer cette
réelle solitude.
Blanche ne pouvait reporter indéfiniment
l’annonce à sa mère qu’elle quittait l’enseignement. Il lui fallait le dire le
plus rapidement possible. Les commissaires avaient reçu sa lettre de démission
et toutes les familles de ses élèves en avaient aussi été avisées. Aussi bien
dire tout le village. Elle savait la journée mal choisie. Clément et Léon
bouclaient leurs valises. Sa mère, pour masquer son chagrin, ne cessait de
s’offrir à les aider, au point d’en être agaçante. Blanche choisit ce moment de
désarroi pour éloigner sa mère, laisser Clément agir comme il l’entendait et
donner à sa sœur et à Léon quelques instants de solitude. Elle constata avec
chagrin que sa mère était étrangère à leur quotidien.
– Moman, est-ce que ça vous tenterait
qu’on aille
Weitere Kostenlose Bücher