Le cri de l'oie blanche
sifflet dans une minute.
– Oh ! vous, ça va faire !
Docteur, je veux y aller.
– Et moi, comme médecin, je t’interdis de
le faire.
Blanche regarda son frère, puis Léon, puis le
médecin, puis le chef de train, qui lui portait magistralement sur les nerfs.
Elle sentit tout à coup ses mains, et son dos ,
et sa fatigue. Elle grimaça tristement et inclina la tête.
– C’est bon. Prends soin de toi, Clément.
J’vas venir la semaine prochaine. Ou l’autre après si le temps est pas beau.
Elle lui embrassa le front, remercia Léon d’un
sourire et descendit du wagon. Elle remonta aussitôt et remit tout ce qu’elle
avait d’argent à Léon.
– C’est pour ton passage quand tu vas
venir reposer la porte. Pis c’est aussi pour te payer une chambre à Grand-Mère.
Pis j’ai ajouté quelques dollars au cas où Clément aurait besoin de quelque
chose.
Elle redescendit.
– Ça me fait rien, mais faudrait pas que
vous remontiez. Je ferme la porte pis on part. Pis vous, docteur, j’attends
votre lettre avant de siffler.
Blanche regarda le train se faufiler
lentement, comme un filou après un larcin. Elle fit des signes de la main tout
en sachant fort bien que ni Clément ni Léon ne pouvaient la voir de leur wagon
sans fenêtres. Le docteur Francœur était à ses côtés, soulagé.
– Est-ce que vous pensez que Clément va
être correct ?
– Certain. On l’a pris à temps.
Elle ricana amèrement pour chasser ses
craintes et respira profondément. Ses vingt-quatre heures de cauchemars étaient
terminées. Maintenant, il lui fallait rire, pour oublier sa nervosité.
Ça me fait rien, mais savez-vous quoi ?
Je suis fatiguée !
2 8
Clément parti, Blanche fut confrontée à une
dure réalité. Elle n’avait pas, dans sa vie, de Léon Rheault. Elle n’avait pas
d’amis. Pas même une amie. Comme sa mère, elle était seule. De Louisa, sa
première amie au couvent, elle n’avait plus reçu de nouvelles depuis que ses
parents lui avaient interdit de venir à Saint-Tite. Blanche en avait été
tellement offusquée qu’elle avait volontairement rompu cette amitié qui s’était
finalement éteinte brusquement, arrosée d’incompréhension et de frustration.
Elle avait fait son chemin seule, souriant à
toutes ses compagnes, mais ne se laissant approcher par aucune. Le silence,
depuis aussi loin qu’elle se souvenait, avait été sa meilleure arme contre les
blessures qu’elle voyait les autres s’infliger. Elle avait pu remarquer que les
faibles attiraient la hargne des forts. Elle avait constaté que les gens
différents, comme elle l’avait été au couvent, comme sa famille l’était au
village, suscitaient la moquerie, la méchanceté. Elle avait appris que le
malheur et la souffrance provoquaient l’impuissance, la peur et la fuite.
Depuis le départ de son frère pour l’hôpital, elle avait vu le monde comme un
immense poulailler. Un univers empli de poules et de coqs qui becquetaient à
mort ceux ou celles qui avaient le malheur de saigner.
Sa décision de quitter Saint-Tite pour
Montréal était maintenant irrévocable. Si sa mère n’arrivait pas comme promis,
à son tour elle déléguerait ses pouvoirs à Jeanne qui, enfin, terminait sa
scolarité et pouvait prendre la classe des plus jeunes. Non, elle n’avait plus
de place dans ce village si petit que tous ses habitants pouvaient, en une
heure, savoir si la fièvre de Clément avait monté ou baissé. Elle n’avait plus,
dans ce village trop petit, d’espace suffisant pour être. Elle était la fille
d’Ovila Pronovost, celui qui… Elle était la fille d’Émilie Bordeleau, celle
que… Elle était la sœur de Rose Pronovost, celle qui… De Marie-Ange Pronovost,
dont le mari n’était… La nièce d’Edmond Pronovost, celui qui avait… Elle était
elle-même Blanche Pronovost, dont le fiancé désespéré avait… Elle n’avait
jamais entendu la fin de ces phrases chuchotées sur son passage, mais elle
avait toujours deviné. Les chuchotements avaient constamment résonné sur ses
tympans perforés de douleur.
Depuis le départ de Clément, elle avait
hésité. Devait-elle s’ouvrir davantage à Laurette ou entretenir cette relation
sans lendemain autre que celui de l’heure d’arrivée des enfants ?
Devait-elle écrire à sa mère pour lui demander pourquoi elle aussi s’était
terrée dans l’isolement ? L’avait-elle choisi ou en était-elle
victime ?
Blanche avait ruminé sa
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