Le cri de l'oie blanche
que quelqu’un qui se
vante d’être un homme honnête pouvait être aussi véreux…
– Chut… ! Quand je pense que
personne me croit quand je dis que tu as une tête de cochon encore pire que
celle de ta mère…
– De mule. Tête de mule, Joachim. Tu sais
qu’on dit que j’ai une tête de mule…
– Je t’ai pas parlé, Émilie !
Maintenant que le couperet était tombé, Émilie
ne sentait plus l’utilité d’être polie. Elle emboîta le pas à sa fille. Et si
Joachim s’était promis de faire pleurer et supplier deux femmes en détresse, il
venait de se heurter aux filles de Caleb.
– Monsieur Crête, j’vas publiquement vous
dénoncer. J’vas aller rencontrer les commissaires, un par un, pis leur raconter que le « bon »
Joachim Crête…
–… le
commissaire, le marguillier, le pompier volontaire, le propriétaire de la scierie
qui fait vivre au moins vingt familles…
–… est un voleur pis un escroc. J’ai bonne réputation dans le village. Je pense
qu’on va me croire.
– Pis, Blanche, dans tes déplacements,
j’vas aller avec toi. Moi, j’vas leur dire, aux commissaires, de faire
attention à leur femme pis à leurs filles. Le bon M. Crête est pas content
des services des finances. Faudrait que toutes les maîtresses d’école lui
rendent… euh… comment dire… des « p’ tits
services » pour avoir une corde de bois, ou un poêle, ou une pompe à eau…
Blanche avait à peine compris le sens des
paroles de sa mère quand elle enchaîna :
– Pis les cordes allouées, on sait pas où
elles vont. Hein, moman ?
– Taisez-vous ! Vous êtes malades…
– Non ! monsieur Crête. On n’est pas
malades. Êtes-vous malade, moman ?
– Moi, malade ? Non. Toi,
Blanche ?
– Peut-être… Malade d’avoir pas parlé de
votre lettre. Malade d’avoir fait confiance à M. Crête…
– Faut que vous soyez sorties de l’école
la semaine prochaine !
– Pourquoi pas demain, Joachim ? On
a le temps en masse.
– Pousse-moi pas trop fort, Émilie. La
semaine prochaine. Au plus tard !
Joachim s’éloigna en les saupoudrant de
poussière. Dès qu’il fut hors de vue, Blanche sentit trembler ses jambes.
Émilie, elle, s’assit sur les marches de l’école et éclata de ce rire moqueur
que Blanche n’avait pas souvent eu l’occasion d’entendre. Un rire de joie
extrême, de plaisir, de victoire ! Blanche s’approcha d’elle, inquiète.
– Êtes-vous correcte, moman ?
– Correcte ? J’ai jamais eu autant
de plaisir de ma vie ! Pour la première fois depuis des siècles, j’ai
l’impression qu’il y a un bon Dieu.
Émilie rit encore aux éclats pendant de
longues minutes, s’essuyant le front et les yeux, la bouche et le menton.
Blanche la regardait, fascinée. Sa mère venait d’apprendre la pire des
nouvelles et elle en riait ! Émilie se calma enfin et prit un ton sérieux.
– Comme ça, tu t’en vas.
Blanche fut saisie.
– Oui.
– C’est la seule mauvaise nouvelle de la
journée, Blanche. Parce que, vois-tu, pour mes cinquante ans, ton frère Émilien
m’a fait une belle surprise. Il a loué la maison de M. Trudel, au village.
Pour nous autres. Une maison ! Une vraie ! Ça fait que, de toute
façon, j’allais pas enseigner cette année. Je pense même que je prends ma
retraite. J’ai enseigné pendant presque vingt ans. J’ai fait ma part. Pis toi,
ma Blanche, tu veux plus enseigner ? Je voudrais te blâmer que je serais
pas capable. On travaille dans des conditions qui ont pas d’allure pour un
salaire de crève-la-faim. Pour une femme de ma génération, c’était un beau
métier. Presque une profession. Mais pour une jeune de ta génération, c’est pas
nécessairement ce qu’il y a de mieux. Mais si Jeanne ou Alice ou Rolande
veulent enseigner, j’vas les encourager. Parce que je pense quand même que
c’est quelque chose d’extraordinaire.
Elles rentrèrent dans l’école et annoncèrent
la nouvelle. Léon s’offrit immédiatement à rester pour aider au déménagement.
Clément, d’abord agacé, voyant l’excitation de sa mère à retourner habiter dans
une maison – ce qu’elle n’avait plus fait depuis leur retour de Shawinigan et
leur bref séjour dans la maison d’Alma –, ne ferma pas sa valise. Au souper,
ils riaient encore de la déconfiture de Crête.
– Est-ce que vous avez beaucoup de choses
à dé ménager , madame Pronovost ?
– Tout ce que j’ai, mon
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