Le cri de l'oie blanche
femme qui était devant lui de rougir. Émilie avait
même entendu raconter qu’il avait déjà dit à une fiancée que si son homme
conservait son ardeur, il baptiserait certainement moins d’un an après avoir béni leur mariage. Émilie s’était
toujours amusée de ces ragots. Si, dans le village, elle avait un allié sur
lequel elle pouvait compter, c’était le curé Grenier. Après la famille
Pronovost, évidemment. Et il y avait eu ce dimanche mémorable. Émilie s’était
laissé raconter que trois semaines de pluie avaient, l’année précédente, compromis
les récoltes de foin. Le soleil était apparu un samedi mais n’avait pu sécher
toute l’eau de la terre. Le lendemain, les hommes savaient qu’ils auraient dû
commencer à couper le foin, mais la loi divine leur interdisait de le faire. Le
curé avait fait un sermon qui en avait surpris plusieurs. Il avait rappelé que
Dieu, du haut de son ciel, avait donné deux commandements. Celui de nourrir sa
famille et celui de respecter le jour du Seigneur. Il avait ensuite embrouillé
ses propos au point que les paroissiens crurent comprendre que Dieu avait tout
ignoré du nouveau calendrier et que possiblement il ignorait même que le soleil
s’était pointé le mauvais jour. Il avait proposé aux hommes de sortir leurs
faux et de commencer le travail, en insistant sur le fait que tout cela pouvait
être fait en action de grâces. Il avait demandé aux paroissiens de remercier
Dieu pour la récolte.
Confus, les paroissiens s’en étaient retournés
et certains avaient hésité avant de partir pour les champs. Puis le curé était
sorti de son presbytère, sans soutane, une faux sur l’épaule, et était allé
aider ses paroissiens. Ils avaient travaillé pendant trois jours consécutifs
sous un ciel sans cesse menaçant. Le soleil était revenu, le temps de sécher le
foin que les hommes s’étaient empressés d’engranger. Aussitôt le travail
terminé, le ciel avait crevé. Certains avaient grondé contre le curé. D’autres
avaient vu en lui un faiseur de miracles, un sauveur de récoltes. Mais cette
histoire du travail du dimanche avait beaucoup fait parler.
Pour calmer les esprits, le dimanche suivant,
le curé avait relu dans l’Ancien Testament l’histoire de l’arche de Noé. Il
avait terminé en faisant remarquer que nulle part il n’était fait mention que
Noé et ses fils avaient cessé leurs travaux. Au contraire, avait-il insisté,
ils avaient rendu grâce au Seigneur en lui obéissant.
Émilie regardait encore le curé Grenier et
comprit que ce qu’elle admirait le plus en lui, c’était sa logique. Il avait
décidé de prêcher par l’exemple. Et son exemple avait toujours été le meilleur
sermon. Mais Émilie savait que la foi du curé était inébranlable. Quand elle
pensait à lui, elle avait l’impression que derrière sa vocation se cachait
quelque chose de douloureux.
– Est-ce que vous en avez fini avec votre
petit sermon, monsieur le curé, ou est-ce qu’il faut que je vous explique
encore pourquoi je prie toute seule au lieu d’être ici le dimanche ?
– Vous êtes déroutante, ma chère amie,
mais j’en ai assez dit pour aujourd’hui. J’imagine que votre cœur et votre âme
doivent être quelque part entre le ciel et l’enfer. Alors, si vous voulez
passer quelque temps dans les limbes, libre à vous.
– Je ne suis pas dans les limbes,
monsieur le curé. Je suis avec vous… en esprit…
Le curé se mordit la joue droite et changea de
sujet en parlant maintenant des querelles de Clément.
– Vous savez, Émilie, que chaque fois
qu’un enfant lui demande où est son père, votre Clément répond par un coup de
poing ?
– Je m’en doute, oui.
– Et qu’est-ce que vous avez l’intention
de faire ?
– Qu’est-ce que vous voulez que je
fasse ? J’explique à Clément que son père est parti en Abitibi, mais vous
savez comme moi que Clément comprend que son père est parti, point.
– Magnifique lucidité de l’innocence.
– Non, monsieur le curé. Pas d’innocence.
Simplement de la peur. Son père lui manque, c’est tout.
Émilie reconduisit ensuite Blanche au couvent
et Clément chez les Pronovost. Quand elle revint à l’école, elle en sentit tout
le vide. Émilien, ne voyant pas son émoi, lui dit qu’il voulait lui parler. Seul.
Émilie le suivit dehors ; tout en dételant la bête, il lui demanda si elle
voyait une objection à ce qu’il prenne pension au
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