Le cri de l'oie blanche
village. Émilie rugit.
– Pourquoi ? Tu veux quand même pas
laisser le collège !
– Non, mais je pourrais travailler chez
Périgny après l’école. Ça nous aiderait tout le monde. Vous la première, moman.
Pis moi, j’aimerais ça travailler chez Périgny.
– Tu y penses pas, Émilien ! Douze
ans, c’est trop jeune.
– Mais, moman, M. Périgny m’a dit
que j’étais assez grand pour aider. Je peux essuyer les comptoirs pis ramasser
les bouteilles. M. Périgny m’a même dit que si j’étais bon pis
responsable, je pourrais servir aux tables. C’est pas un débit de boissons,
moman. C’est un « café ». M. Périgny dit que c’est comme en
France. Pis dans les cafés, il y a des femmes. C’est pas comme à l’hôtel.
– C’est non ! Tu m’entends ?
N-o- n !
Émilien frotta une de ses semelles sur le sol
et serra les dents. Émilie rentra dans l’école en claquant la porte.
Qu’avaient-ils, ses enfants, à s’entêter à travailler ? Elle voulait
qu’ils s’instruisent. Émilien, à douze ans, pensait à quitter le collège.
Oh ! elle comprenait ce qu’il ferait. Il travaillerait après les heures de
classe, puis, dans peu de temps, il y mettrait tellement de cœur que ses travaux
scolaires passeraient au deuxième plan. À Noël, il lui annoncerait qu’il
quittait le collège. Non ! Elle avait sacrifié Rose et Marie-Ange, elle ne
sacrifierait plus personne. L’instruction d’abord, l’argent ensuite.
Ce soir-là, elle n’adressa plus la parole à Émilien.
Il essaya bien, lui, de réitérer sa demande. Elle ne voulut rien entendre.
Quand elle se mit au lit, elle repensa à son enfance. Ha ! oui, elle avait
presque l’âge de son fils lorsqu’elle avait doublé ses corvées, travaillé la
nuit à la lueur de la lampe pour étudier. Elle avait pris les moyens pour
obtenir ce qu’elle voulait. Et son père avait cédé. Elle, elle ne céderait
jamais aussi facilement. Son père avait voulu la retirer de l’école et elle
avait rué. Son fils voulait quitter l’école et elle ruait. Les temps changent,
pensa-t-elle avant de s’endormir.
Elle fut réveillée par un craquement du
plancher. Elle ouvrit un œil, écouta de nouveau puis se leva sur la pointe des
pieds. Émilien, assis à la table de la cuisine, écrivait. Elle sourit, croyant
d’abord qu’il faisait un devoir. Puis elle vit une valise bien bouclée, affalée
sur le plancher à côté des souliers bien cirés d’Émilien. Elle se retint. Elle
aurait voulu sortir de sa chambre, prendre la valise, l’ouvrir et la vider, et
déchirer le papier sur lequel son fils s’efforçait certainement de lui écrire
un message. Mais elle se retint. Son fils avait la taille d’un homme, la
carrure d’un homme, les épaules de son père et sa détermination à elle. Non.
Elle ne devait pas jouer avec le feu qui l’animait. Surtout pas attiser ce feu
avec les larmes idiotes qui lui coulaient sur les joues. Elle le suivit du
regard quand il se leva, prenant mille précautions. Elle le regarda déposer une
enveloppe cachetée entre la salière et la poivrière. Elle le vit soulever la
valise d’une main et saisir ses souliers de l’autre. Elle l’entendit descendre
l’escalier à pas feutrés puis elle reconnut le gémissement des gonds de la
porte. Elle s’essuya les yeux dès qu’elle se planta devant la fenêtre. Dans
l’aube, elle vit s’éloigner une silhouette. Sa vue s’embrouilla. C’était la
silhouette d’Ovila. En plissant les yeux, elle était incapable de voir si les
pas reculaient ou avançaient. Elle perdit finalement la silhouette de vue.
Émilien venait de pénétrer dans sa vie d’homme.
Émilie pleura doucement. Elle lut sa lettre
comme si c’était elle qui en avait inspiré les mots, tant elle avait su ce
qu’ils lui diraient. Il était l’homme de la maison, maintenant, et elle avait
besoin de son aide. Il étudierait, mais il lui fallait apprendre un métier. Il
viendrait tous les dimanches pour les corvées. Émilie embrassa la lettre, la
plia soigneusement et la rangea dans sa chambre avant d’éveiller Paul et
Jeanne. Trois heures après le départ d’Émilien, elle ouvrait sa classe à des
élèves reposés et prêts à entreprendre le dernier mois avant les grandes
vacances de Noël. Prêts, surtout, à préparer le grand spectacle qu’elle leur
avait promis. Heureux que Rolande n’ait pas tout à fait un an .
7
Émilie pétrissait sa pâte, le
Weitere Kostenlose Bücher