Le cri de l'oie blanche
années qui
s’étaient écoul és depuis leur dernière communication
« non censurée », soit depuis le départ de Berthe. Berthe l’écoutait,
comme elle l’avait toujours fait. Émilie pleurait, maintenant qu’elle parlait
de la dernière visite d’Ovila et de St. Albans. Berthe aussi pleurait et elle
serrait la main d’Émilie avec une force qu’Émilie n’aurait jamais soupçonnée.
– Comprends-tu maintenant, Émilie,
pourquoi j’ai arrêté de parler ? Regarde-toi. Tout ce que tu racontes te
fait mal.
Émilie releva la tête. Elle lâcha la main de
Berthe, éloigna la chaise promptement et se leva. Elle ne sut comment elle en
trouva la force – ou la lâcheté – mais elle commença à crier à la tête de
Berthe.
– Tu peux bien parler ! Rien qu’à te
regarder, on voit bien ce que tu as fait, maudite Berthe ! Sais-tu ce que
je pense, moi ?
– Non, mais je sens que tu vas me le
dire…
– Je pense que tu es la plus grande
peureuse de la terre. Jamais, Berthe, tu m’entends, jamais j’ai pensé que tu
avais la vocation ! Jamais ! Parce que si tu avais eu la vocation, tu
aurais des belles joues roses avec tes fossettes dedans ! Au lieu d’avoir
cent ans, tu en aurais quarante ! Sais-tu ce que je pense, moi ? Je
pense que tu as toujours détesté ça ici, pis que tu as jamais eu le courage de
le dire. Regarde-toi donc ! Tu veux mourir, rien d’autre. Ça fait combien
de temps que tu manges pas ?
– Je mange…
– Trois miettes par jour pis une hostie,
je suppose ? Berthe ! Réveille-toi. As-tu décidé d’être une sainte
martyre ? C’est malade, malade, ce que tu fais. Pis à part ça, si tu veux
le savoir, c’est contre la religion. Pis si c’est pas contre la religion, c’est
de l’hypocrisie ! Tu vas te faire enterrer comme une sainte, avec des
funérailles pis tout le tralala. Sais-tu quoi, Berthe ? Il y a des hommes,
là, qui sont revenus de la guerre avec des jambes arrachées, pis des yeux
crevés, pis des corps brûlés. Pis sais-tu quoi, Berthe ? Il y en a, de ces
hommes-là, qui ont plus été capables de vivre. Ça fait que ces hommes-là se
sont tués. Tout seuls. Ces hommes-là, Berthe, il paraît qu’il y a pas de place
dans le ciel pour eux autres ! Parce que ces hommes-là ont décidé de
l’heure de leur mort. Pis toi, Berthe, tu vas avoir droit à tout ça.
Dans le vieux visage de Berthe, il y avait
maintenant de la couleur. Ses lèvres tremblaient.
– Tu viens de dire un sacrilège, Émilie.
– Je viens de dire ce que je pense de
toi. Si te dire ce qu’on pense c’est un sacrilège, mille pardons. Tu vaux même
pas un pet !
Berthe éclata en sanglots. Des sanglots de
rage et non de peine.
– Veux-tu me dire ce que tu es venue
faire ici, Émilie Bordeleau ? Va-t’en ! Ici, c’est ma chambre. Mon
sanctuaire. Personne a parlé ici depuis des années. Tu fais résonner les murs
avec ta voix de maîtresse d’école !
– C’est pas un sanctuaire, Berthe. C’est
une tombe ! Pis toi, une morte vivante !
– C’est tout ce que j’attends, Émilie
Bordeleau. Mourir ! Jamais plus voir de monde comme toi !
– C’est bien trop apeurant, hein, Berthe,
de voir du monde qui se bat avec la vie ? C’est plus facile de se laisser
mourir ! Maudite Berthe !
Au grand étonnement d’Émilie, Berthe se
souleva sur ses coudes, s’assit péniblement, parvint à se laisser tomber les
jambes hors du lit, à s’en arracher et à se précipiter vers elle.
– Vas-tu sortir d’ici ? Vas-tu t’en
aller ch ez vous t’occuper de tes
enfants ? Maudite toi-même !
Émilie aurait voulu pleurer des propos que
Berthe venait de lui tenir, mais elle souriait à pleines dents. Berthe était
vivante, et les années fondaient sur son visage. Berthe se dirigea vers la
porte et l’ouvrit toute grande.
– Sors ! Tu m’entends ?
Sors !
Émilie sortit lentement, se tourna vers Berthe
qui lui claqua la porte au nez. La prieure était à genoux dans le couloir,
devant la porte. Elle se leva, agrippa Émilie par le bras et l’entraîna jusqu’à
la chapelle, babillant tout au long du trajet, excitée.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? Mon
Dieu ! elle a parlé ! Qu’est-ce que vous en pensez ? Pensez-vous
qu’on devrait faire venir le médecin ? Pensez-vous que votre amie va enfin
guérir ?
Émilie ne disait rien, suivant le pas rapide
de la prieure. Elles demeurèrent longtemps à la chapelle. Puis une
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