Le cri de l'oie blanche
Saint-Denis et marcherait
jusqu’au deuxième coin de rue avant d’arriver à la rue du Carmel. Là, elle
tournerait à gauche et marcherait trente secondes avant de sonner. La sœur
portière ferait glisser un judas et Émilie ne verrait que son œil. Puis la
porte s’ouvrirait.
Tout se passa comme elle l’avait prévu. Par
contre, on la fit longuement attendre dans le parloir. Elle entendit des
chuchotements derrière le rideau et se demanda si elle pourrait voir Berthe. Le
rideau ne s’ouvrit pas, mais quelqu’un entra dans le parloir.
– Je vous ai déjà rencontrée, madame.
Vous étiez venue voir votre amie avec votre mari. Dans ce temps-là, je venais
de prononcer mes vœux.
Émilie ne savait si elle devait se lever ou
demeurer assise. Elle ignorait si cette venue lui apporterait une bonne ou une
mauvaise nouvelle. Elle se demandait pourquoi la religieuse était là plutôt que
derrière le grillage.
– Votre amie ne peut se déplacer. Elle ne
peut plus le faire depuis quelques années, maintenant.
– J’ai su que Berthe avait été malade…
– Elle l’est toujours et, franchement,
personne ici ne croit qu’elle guérira… à moins d’un miracle.
– Est-ce que je peux la voir quand
même ?
– Nous sommes d’avis que oui. Elle a peu
de visiteurs et peut-être que cela l’aidera un peu.
– Est-ce qu’elle peut parler ?
– Si elle le désire… Veuillez me suivre,
s’il vous plaît.
Émilie suivit la prieure du côté du cloître,
essayant de ne pas trop regarder, ayant le sentiment de commettre quelque
sacrilège. La religieuse la dirigea dans un couloir et s’arrêta devant une
porte, identique aux portes voisines. Émilie s’étonna. Elle avait cru que
Berthe serait dans une sorte d’infirmerie. Elle ne cessait de se demander
pourquoi la mère prieure avait dit : « Si elle le désire… »
Berthe avait-elle été relevée de son vœu de silence ?
La religieuse ouvrit la porte, qu’Émilie
franchit sans regarder à l’intérieur de la pièce. La porte se referma derrière
elle et elle se retrouva seule devant un lit, une commode, une chaise et un
prie-Dieu. Puis elle vit Berthe. Mais était-ce Berthe ? Il y avait
sûrement erreur. Berthe n’avait certainement pas cent ans comme cette vieille
femme étendue devant elle. Elle n’avait certainement pas non plus les cheveux
complètement blanchis. Mais cette vieille femme qui la regardait à travers des
yeux vitreux souriait. Et dans ce sourire il y avait des fossettes semblables à
celles de Berthe. Émilie approcha la chaise du lit et s’y assit. C’était
Berthe. Ou ce serait Berthe dans soixante ans, elle ne le savait plus. Elle se
demanda si elle devait adopter les pleurs, la compassion ou la moquerie. Mal à
l’aise avec les deux premières attitudes, elle opta pour la troisième.
– On peut pas dire, Berthe, que tu
vieillis en beauté ! Qu’est-ce que c’est que tu veux faire ? Être assez
maigre pour plus qu’on voie même pas de bosse dans le lit ? Pis si tu as
l’impression que je suis venue ici pour écouter ton silence, tu te trompes.
J’ai envie de t’entendre.
Berthe la regardait maintenant, un sourire
moqueur aux lèvres.
– On peut pas dire, Émilie, que tu
vieillis en beauté ! Qu’est-ce que c’est que tu veux faire ? Être assez
grosse pour plus être capable de passer dans la porte ?
Émilie regarda cette femme étendue devant
elle. Elle avait entendu la voix de Berthe mais elle ne parvenait pas encore à
la sentir sous le masque de cette vieille.
– On peut pas dire, Berthe, que tu es la
meilleure amie de la terre. Si tu avais continué à m’écrire, peut-être que tes
mains auraient l’air moins raides !
– On peut pas dire, Émilie, que tu es la
meilleure amie de la terre non plus, parce que si tu avais pensé un peu plus
loin que le bout de ton nez, tu aurais compris que l’écriture c’est comme
parler. J’ai choisi le silence, Émilie.
– Ça paraît pas ! Tu jacasses comme
tu jacassais il y a vingt pis vingt-cinq ans.
– J’ai décidé de me donner un congé. Une
fois par cinq ans, Émilie, c’est pas beaucoup.
C’était Berthe ! Émilie approcha sa
chaise. Puis elle se pencha, prit la main de son amie, la porta à ses lèvres
et, sans lâcher prise, posa sa tête sur l’oreiller, à côté de la tête de son
amie.
Les religieuses semblaient l’avoir oubliée.
Elle passa des heures avec Berthe, à lui raconter ces jours et ces
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