Le cri de l'oie blanche
cela en cinq semaines, tout au plus. Elle fit une folie
terrible. Elle acheta pour Rose des vêtements tout faits. Deux robes, deux
jupons et un manteau. Tout le montant de sa prime ! Sa fille monterait
dans le train comme une dame. Sa fille arriverait aux États-Unis comme une Canadienne
française fière.
Rose ne savait pas si elle aimait l’idée
d’habiter aux États-Unis. Sa mère lui avait dit qu’elle l’enviait d’avoir la
chance, en aînée de la famille, de vivre une telle expérience.
– Tu te rends compte, Rose ? Moi, à
ton âge, j’aurais sauté jusqu’au plafond si mon père m’avait offert un beau
voyage comme ça.
Elles partirent de Saint-Tite bras dessus,
bras dessous. Tous les enfants étaient venus les saluer, et même le curé
Grenier était là. Émilie se revit à Saint-Stanislas quand Berthe avait quitté
le village. Berthe… Elle profiterait de son passage à Montréal pour aller la
visiter, même si Berthe ne lui avait plus donné de nouvelles depuis des années.
Le cœur candide de Rose, coincé dans son corps
de femme paré d’une jolie robe, oublia presque que c’était pour elle que les
gens s’étaient déplacés. La bonne humeur qui régnait sur le quai de la gare
ressemblait tellement à une fête ! Elle monta dans le train sans crainte,
s’assurant simplement que sa mère la suivait. Émilie lui avait confié les
billets, question de la grandir, question de voir comment elle se débrouillerait.
Rose n’avait que deux heures à Montréal et
Émilie la promena dans les rues voisines de la gare. Elles s’arrêtèrent devant
l’hôtel Windsor et Rose attendit patiemment que sa mère revienne sur terre.
Elle avait vu les yeux de sa mère s’embuer, comme ils le faisaient souvent
quand elle avait un rhume des foins. Émilie brisa le fil de ses pensées par le
grincement de ses dents.
– Viens avec moi, Rose. Quand j’vas
revenir de St. Albans, il va falloir que je couche une nuit à Montréal. Ça fait
que je pense que cet hôtel-là est assez joli. Je vais me réserver une chambre.
Émilie insista et obtint la garantie qu’elle
aurait la même chambre qu’elle avait occupée avec Ovila. Puisqu’elle était
d’humeur à vivre des souvenirs, aussi bien les vivre dans leurs décors réels.
Le trajet jusqu’à St. Albans se fit sans
heurts, hormis la panique de Rose chaque fois que quelqu’un lui adressait la
parole en anglais. Émilie, elle, avait appris la phrase : « I do not spike Inglish. »
Rose, qui n’avait pas aimé Montréal parce que,
avait-elle dit, elle n’y voyait que des gens qu’elle ne connaissait pas, trouva
que St. Albans, avec sa petite gare qui ressemblait à celle de Saint-Tite,
était une jolie ville. Elles marchèrent jusqu’au couvent et Émilie fut
accueillie comme une parente. Plusieurs religieuses étaient des Canadiennes
françaises. Elles scrutèrent Rose et, profitant du fait qu’elle s’était absentée
pour aller placer ses effets dans la chambre qu’elle partagerait avec une autre
jeune fille, la directrice et son assistante firent part à Émilie de leur
première impression.
– Si le curé Grenier et vous-même ne nous
aviez pas écrit pour nous dire qu’elle avait un léger retard, nous ne l’aurions
jamais deviné !
– C’est pour ça qu’elle souffre, mes
sœurs. Rose est « normale » en apparence. Entre vous pis moi, je
crois que ce serait moins pire si son « retard » était visible. Mais
soyez certaines qu’elle travaille bien et avec cœur.
Les religieuses la rassurèrent. Rose
partagerait sa chambre avec une jeune Américaine dont les parents étaient venus
de Montréal en bas âge et avaient plus ou moins perdu « leur belle
langue ».
– Leur fille comprend le français, mais
elle ne le parle p as. Nous avons pensé que
Rose pourrait le lui enseigner.
Émilie s’était réjouie. Rose aurait une grande
responsabilité ! Si elle réussissait, la jeune fille, à son tour, pourrait
peut-être lui montrer les rudiments de l’anglais.
– Je voudrais pas être indiscrète, mais
pourquoi est-ce que cette jeune fille est ici, ch ez
vous , à faire un travail de domestique ?
– Parce qu’elle a déjà vingt ans et que
personne ne veut d’elle comme femme. La variole…
Émilie rencontra la jeune fille, qui
s’appelait Sarah Leblanc. Elle essaya de ne pas tiquer devant son visage grêlé
mais ne put empêcher un soupir intérieur à l’idée que dans ce visage ravagé
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