Le cri de l'oie blanche
peu d’imagination, elle pouvait
presque entendre les moutons de Ti-Ton. Elle s’était rapprochée des Pronovost,
par instinct plus que par raison. Sa famille à elle était tellement éloignée.
Dans le temps surtout. Dans ses émotions ensuite. Elle avait bien, depuis
toujours, suivi leurs allées et venues, mais elle ne s’était jamais sentie près
d’eux, sauf peut-être d’Honoré, son frère, qui avait vu mourir ses trois bébés.
L’idée de la mort d’un bébé lui fit penser à
Louisa. Mais maintenant elle avait pardonné à la vie de lui avoir dérobé cette
enfant. Maintenant, la vie ferait ce qu’elle voudrait et elle n’avait plus
envie de la combattre. Émilie revit le visage bleu de Berthe, étranglée par son
drap. Elle était morte un peu comme elle avait vécu : en accordant une
dernière représentation de sa déchéance. Jamais elle n’oublierait le teint de
Berthe. Bleu. Rosacé. Probablement les plus belles couleurs qu’elle ait eues
depuis son entrée au cloître. Un arc-en-ciel de couleurs pour indiquer un
trésor qu’elle venait de trouver : la paix.
Émilie entendit une automobile passer devant
l’école et ses pensées embrayèrent dans une autre direction : Edmond. De
quoi s’était-il mêlé ? La rendre coupable de la mort de sa Tite !
Elle avait tenu à sa Tite comme à la prunelle de ses yeux. Cette mort d’un
animal lui avait fait presque aussi mal que celle d’un humain, surtout parce
que cet animal avait, pour elle, incarné la vie qu’elle et Ovila avaient créée.
Mais Edmond avait malheureusement rallumé en elle cette crainte qu’elle était
vraiment née sous une mauvaise étoile, comme le lui avait dit M. Rouleau
il y avait près d’un quart de siècle. Peut-être était-ce vrai… Tout ce qu’elle
approchait pourrissait. Son amour. Son mariage. Son enfant. Son amie. Son
cheval. Peut-être était-elle maudite parce qu’elle avait cessé de
s’agenouiller, cessé de baisser la tête, cessé d’accepter d’être humiliée.
Elle s’était résignée à enseigner dans cette
école du Bourdais pour rapprocher ses enfants de leur famille, pour quitter le
lac Éric, pour recréer son foyer malgré l’éloignement de Rose et de Paul. Elle
n’avait pas trop hésité lorsque le curé Grenier le lui avait offert mais, au
fond d’elle, elle tremblait. Elle avait peur de cette école. Non pas à cause
des élèves, mais à cause d’un commissaire : Joachim Crête.
Émilien et Marie-Ange réintégrèrent rapidement
son quotidien. Elle prit connaissance du leur : des journées au terme
desquelles ils rentraient fourbus. Surtout Marie-Ange, qui était parfois
tellement fatiguée qu’elle se privait de repas. Comment Rose avait-elle réussi
à survivre à cette cadence ? Émilien, lui, se targuait de sa résistance du
haut de ses presque quatorze ans, l’âge de son père lorsqu’il avait décidé
qu’Émilie serait sa femme. Mais les temps changeaient. Un garçon de quatorze
ans, maintenant, n’avait pas la maturité qu’avait un garçon de quatorze ans
alors. Ou l’avait-il ? Elle frissonna. Elle avait tant voulu que ses fils
fussent plus instruits que leur père, forcé de quitter l’école à cause de la
maladie d’Ovide. À l’âge d’Émilien, Ovila était encore sagement assis dans sa
classe…
Blanche avait tellement insisté qu’elle
l’avait laissée coudre son uniforme. Presque en totalité. Sa fille avait des
doigts de fée. Lorsque son uniforme avait été terminé, Blanche s’était
empressée de changer les collets et les poignets de ceux de Jeanne et d’Alice.
Elle les avait remis « comme neufs ». Émilie se demandait pourquoi
Blanche consacrait autant d’énergie à la seconder. Puis elle avait eu sa
réponse. Blanche était l’aînée de sa « deuxième famille ». Celle des
enfants qui fréquentaient encore l’école. Elle avait trois sœurs derrière elle
et elle s’efforçait de leur tracer un chemin. Ce qu’Émilie refusait de voir,
c’était que sa fille essayait trop de lui plaire. Elle n’aimait pas cette
attitude, trop proche de la soumission, de l’adulation. Aussi, un soir qu’elle
sarclait son jardin et que Blanche arrachait frénétiquement des mauvaises
herbes, elle lui avait parlé.
– Blanche, c’est pas nécessaire de
toujours être devant moi, à essayer de savoir ce que je veux ou ce que je
pense.
– Vous avez besoin d’aide, moman.
– J’ai besoin d’aide, mais j’ai
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