Le cri de l'oie blanche
Il se dirigea vers la classe de sa nièce puis, la
tenant par le coude, se présenta chez Émilie. Il entra dans ses appartements
comme s’il avait été chez lui, ne prenant même pas la peine de frapper à la
porte. Émilie, qui se peignait, en demeura bouche bée. Elle mordit une de ses
broches, salua ses « visiteurs » d’un signe de tête et décida de
prendre tout son temps. Joachim ne se décoiffa pas, s’assit sur une chaise et
invita sa nièce à l’imiter. Adeline sourit à son oncle et fit ce qu’il
demandait avant de diriger son regard vers Émilie, qui surveillait ses moindres
gestes par le miroir.
– Les commissaires ont décidé, Émilie,
que tu prendrais la classe des grands pis qu’Adeline s’occuperait des p’ tits.
Émilie répondit quelque chose entre ses dents
serrées et Joachim lui demanda de répéter. Elle attendit de se vider
complètement la bouche des pinces qui l’encombraient et répéta.
– C’est une bonne idée. C’est plus facile
de commencer son enseignement avec les p’ tits.
Adeline haussa les épaules, l’air méprisant,
et sourit encore à son oncle.
– C’est pas sa première année, Émilie.
Adeline a déjà enseigné toute seule l’année passée dans une autre école.
Joachim donna à Émilie l’impression qu’il
venait de remporter une grande victoire. Il agissait en homme qui cherche à se
donner une importance qui ne lui revient pas. Émilie décida d’ignorer le mépris
qu’elle lisait dans les deux paires d’yeux qui la regardaient et se tourna vers
Adeline.
– Vous viendrez me raconter ça, Adeline.
J’ai l’impression que nous pourrons rire des erreurs que vous avez commises.
Parce que, si ma mémoire est bonne, on fait plein d’erreurs la première année.
– J’ai pas eu de problèmes, moi,
s’empressa de répondre Adeline, comme si Émilie l’avait insultée.
Émilie regarda Joachim en essayant de lui
faire comprendre qu’elle savait qu’il avait probablement raconté à Adeline sa
version de l’histoire de la chaudière d’eau.
– Oh ! moi non plus, pas vraiment.
Le seul problème que j’ai eu, poursuivit-elle en regardant Joachim d’un air
quasi frondeur, c’est avec une petite fille qui s’appelait Charlotte et qui
était malade. Le problème, en fait, venait des grands qui se moquaient d’elle.
Vous savez, des grands sans-dessein qui s’amusent à rire de la faiblesse
d’une petite fille de six ans.
Joachim avait rougi et regardé sa nièce
nerveusement. Celle-ci gardait les yeux baissés, histoire de ne pas être
coincée entre son oncle et cette vieille institutrice.
– Parlez-en à votre oncle. Dans ce
temps-là, je lui enseignais.
Émilie se tourna vers Joachim et, voyant son
malaise, se sentit plus audacieuse que jamais.
– Tu dois te rappeler de Charlotte,
Joachim. Tu sais, la p’ tite Charlotte… C’est
certain que tu dois t’en rappeler. C’est pas toi qui l’avais baptisée « la
punaise » ?
Joachim ne répondit pas mais changea de sujet
en demandant à Émilie de faire visiter les lieux à Adeline. Il se dirigea
ensuite vers la porte, mit la main sur la poignée et, profitant du fait que sa
nièce avait le dos tourné, montra le poing à
Émilie. Elle s’efforça de sourire narquoisement mais son cœur rata un
battement.
Adeline, finalement, était fort gentille et la
légère mise au point d’Émilie fit en sorte qu’elle changea complètement
d’attitude. Émilie refusa cependant de perdre de vue qu’elle était la nièce de
Joachim ; aussi se contenta-t-elle de limiter sa relation à une relation d’enseignante
à enseignante. Le dimanche précédant la rentrée, elle reconduisit ses filles au
couvent, le cœur serré. Blanche tenait ses sœurs par la main, même si Jeanne
n’appréciait pas cette marque d’attention. C’était plutôt à elle de tenir
Alice.
Émilie rentra à pied, tenant Rolande bien près
d’elle. Elle savait que certaines personnes s’étaient étonnées que ses trois
filles fussent pensionnaires, même si elles habitaient maintenant Saint-Tite.
Elle avait vainement essayé de ne pas être blessée par ces propos. Ses filles,
privées de père, avaient quand même droit à l’instruction. Elle commença à se
demander si elle ne devait pas essayer de donner quelque argent aux religieuses
pour compenser. Mais où le prendrait-elle ? Elle s’était promis de ne pas
toucher à son héritage. Ovila n’avait plus donné de nouvelles.
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