Le cri de l'oie blanche
Émilie se souvint qu’Antoinette
détestait coudre. Elle s’interrompit.
– Ensuite ?
– Est-ce que tu veux vraiment le savoir,
Antoinette ? Si ma mémoire est bonne, la couture t’a jamais intéressée.
– Voyons donc, Émilie ! C’est moi
qui ai tout fait ici. J’ai une amie qui m’a montré la couture dans une petite
école de rang. Depuis ce temps-là, c’est mon meilleur passe-temps.
– Coudre ?
– Pis broder, tricoter, faire du linge
aux enfants, même du linge pour moi.
Henri était arrivé et elles l’entendirent
monter l’escalier rapidement. Il frappa à la porte – toujours aussi discret –
et entra. Il se précipita vers Émilie, l’embrassa sur les deux joues, puis
recula et la regarda longuement.
– Tu es toujours aussi belle, Émilie. La
quarantaine te sied à ravir.
– De quelle quarantaine est-ce que tu
parles, Henri ? Celle de mon âge ou celle de ma vie ?
Henri se mordit les lèvres mais, devant
l’éclat de rire d’Émilie, il se détendit.
– Ton sens de la repartie n’a pas trop
souffert, à ce que j’entends.
– C’ est ce qui me tient en vie.
– Alors, continue de parler, Émilie,
parce que ta vie transpire par tous les pores de ta peau.
Ils soupèrent dans la grande salle à manger.
L’atmosphère était presque à la détente. Tout à coup, Émilie demanda où étaient
les enfants.
– Ils ont déjà mangé. Ils vont venir
tantôt nous saluer avant d’aller dormir. Mais je crois que nous allons te
surprendre. Notre Marthe se fiance à Noël.
Émilie avala de travers. Marthe avait l’âge de
Rose…
Les trois enfants vinrent la rencontrer et
l’embrasser.
Marthe veilla avec eux, posant mille questions
sur la jeunesse de sa mère. Émilie répondit, animée par la curiosité de cette
belle jeune femme qui ressemblait à son père, le strabisme en moins. Marthe les
quitta enfin, s’excusant de se coucher aussi tôt, mais elle expliqua qu’elle et
son fiancé allaient passer la journée du lendemain à l’île Sainte-Hélène.
– Croirais-tu, Émilie, que ma fille va
épouser un anglophone ?
– Rose parle anglais couramment.
Henri n’insista pas. Il avait cru qu’elle se
moquerait de lui et de son amour de la langue de Molière. Antoinette sortit une
cigarette et l’alluma. Elle en offrit une à Émilie, qui refusa d’abord pour
ensuite accepter. Elle s’étouffa et éclata d’un rire péniblement audible à
travers sa quinte de toux. Henri se leva et lui tapa doucement dans le dos . Émilie reprit son souffle et éteignit la
cigarette.
– Ton travail, Henri, ça te plaît ?
– Énormément. Je suis bien loin du temps
où je prenais un malin plaisir à faire épeler « épousailles ».
– En tout cas, les tiennes ont réussi…
Encore une fois, Henri se tut, mal à l’aise.
Émilie avait certes son sens de la repartie mais il goûtait beaucoup d’amertume
dans ses propos. Il regarda Antoinette, désespéré, l’implorant de venir à son
secours. Antoinette exhala une longue traînée de fumée avant de demander à
Émilie si elle avait encore sa Tite.
– Non. Je l’ai enterrée l’année dernière.
Edmond dit que c’est parce que je lui avais fait tirer une charge trop lourde.
Encore une fois, la conversation tomba à plat.
Antoinette écrasa sa cigarette, prit une menthe après en avoir offert une à
Émilie.
– Est-ce que ça t’arrive souvent de
revoir de tes anciens élèves ?
– Presque à tous les jours. Saint-Tite,
c’est pas tellement grand. En fait, un des commissaires est un de mes anciens
élèves.
– Ah oui ? Lequel ?
– Joachim Crête.
– C’est pas celui qui…
– Celui-là même.
Antoinette abandonna ce sujet. Elle se
souvenait trop bien de l’histoire de Joachim Crête. Mais Henri, lui, l’avait
oubliée.
– Et alors, il garde un bon souvenir de
toi ?
– Pas tellement, non. À vrai dire, il
garde un tellement mauvais souvenir qu’il passe son temps à essayer d’inventer
des situations qui m’obligeront à m’excuser pour quelque chose. La dernière de
ses inventions, c’est que je coûte trop cher de bois. Parce que, dans mon
école, c’est pas le grand chic. J’ai pas encore fait installer de calorifères
comme ici, mais j’y travaille. J’y travaille.
Émilie étouffait. Elle n’en pouvait plus de
poser les yeux sur des jolies choses. Elle n’en pouvait plus de regarder ses
amis aussi heureux. Leur bonheur la rendait malade.
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