Le cri de l'oie blanche
affaire.
– Oh ! moi, tu sais, c’est quand je
suis sale de craie que je vois que j’ai des couleurs en dessous pis que je suis
bien en vie.
Pendant qu’elle répondait à Antoinette, Émilie
remarqua une tache sur sa robe. Elle en fut
profondément mortifiée et déposa une main dessus, aussi lentement que possible,
pour ne pas attirer le regard d’Antoinette.
– Tu as une fichue de belle maison,
Antoinette.
– Veux-tu la visiter ?
Antoinette n’attendit pas sa réponse et se
leva rapidement. Émilie fit le tour de toutes les pièces, déprimant de plus en
plus. Un véritable petit Windsor. Elle aurait eu assez de place, ici, pour
loger toute sa famille, ses beaux-frères et ses belles-sœurs inclus. Elles
pénétrèrent finalement dans la dernière chambre.
– C’est ici que tu vas dormir, Émilie. Tu
remarques rien ?
Des yeux, Émilie fit le tour de la pièce. Elle
vit la lumière entrer à pleine fenêtre. Elle nota les rideaux fleuris et le
couvre-lit assorti sur un petit lit de métal enfoui dans une espèce de
baldaquin de tulle. Elle admira la commode à six tiroirs bombés. Mais elle ne
voyait rien de spécial.
– Le lit, Émilie, tu le reconnais
pas ?
– J’ai jamais vu ce lit-là, Antoinette.
Antoinette éclata de rire.
– Mais oui, espèce de grande aveugle.
C’est mon lit !
– Quel lit ?
– Mon lit, Émilie. Celui que j’avais dans
l’école du Bourdais.
– Non, Antoinette. Tu dois te tromper.
Ton lit, à l’école, c’était un lit de fer.
– C’est parce que quelqu’un l’avait
peinturé. C’est un lit de brass.
– De brass ?
– De laiton. C’est mon lit, Émilie. J’ai
jamais voulu m’en séparer. Des fois, crois-le ou pas, je viens ici simplement
pour m’asseoir dessus. J’ai changé le matelas mais pas le sommier. Il fait les
mêmes bruits qu’avant. Écoute.
Elle s’assit et se fit rebondir. Émilie écouta
et reconnut les gémissements du lit d’Antoinette. À son tour, elle éclata de
rire.
– Je t’en ai jamais parlé parce que je
m’étais promis que si un jour tu venais ici, je te ferais la surprise… Émilie,
cesse d’avoir l’air d’un chien battu. Je le sais que j’ai été chanceuse. Mais
c’est grâce à toi. Pis chaque fois que je trouve que mon caractère change un
peu trop, je viens regarder mon petit lit, pis je me mets à genoux, pis je dis
merci à la vie pis à toi.
– J’ai rien à voir là-dedans, Antoinette.
– Cesse ton jeu, Émilie. Henri m’a tout
raconté.
– Henri t’a tout raconté !
– Oui, ma chère. Tu sais, l’histoire de
la fille de Saint-Stanislas qui avait rompu ses fiançailles…
Émilie sourit à son amie. Non, elle n’avait
pas changé. Aussi généreuse. Aussi franche. Peut-être n’avait-elle pas menti en
lui disant qu’elle était toujours aussi belle. Elles s’assirent toutes les deux
sur le lit et Émilie s’informa d’Henri. Antoinette lui dit que sa santé était
très bonne mais qu’il devait se surveiller maintenant qu’il avait franchi le
cap des cinquante ans.
– Il a pas vieilli du tout.
– Pis toi, tu as l’air plus jeune que
trente ans. C’est quoi, ton secret, Antoinette, pour avoir perdu tant de
poids ?
– Pas compliqué, Émilie. J’ai cessé de
grignoter. Pis faut dire que ma dernière grossesse a été tellement difficile
que j’ai pas pu manger pendant neuf mois. Ça fait qu’à la naissance du petit
j’étais maigre comme aujourd’hui. Je sais que c’est le contraire qui aurait dû
arriver, mais j’ai commencé ma jeunesse un peu plus tard que les autres… avec
trois enfants.
Émilie hocha la tête. Elle se regarda les
cuisses qu’elle devinait à travers l’étoffe épaisse de sa robe.
– Faut croire que j’ai tout ramassé ce
que tu as perdu.
Antoinette lui prit la main et la porta à sa
joue.
– Émilie, tu vas toujours être belle.
C’est pas parce que tu as un peu engraissé…
– Un peu ? J’ai quasiment
doublé !
– Exagère donc pas. Tu es moins grosse
que moi j’étais.
Émilie changea de sujet. Antoinette était
peut-être aussi aimable qu’avant mais elle parlait de ses meubles, de sa taille
et de sa maison avec tellement de cœur qu’Émilie se sentit mal à l’aise. Elle
ne sut trop quoi dire pour intéresser son amie. Aussi se contenta-t-elle de lui
raconter que Blanche lui avait montré à faire de la dentelle française.
Antoinette s’intéressa à ce sujet. Puis
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