Le cri de l'oie blanche
Que d’erreurs elle avait
commises, la première ayant peut-être été de ne pas marier Henri. Elle aurait
voulu être aimable mais constata qu’elle en était incapable. L’envie la rendait
muette. Elle se leva donc et les pria de l’excuser. Elle avait sommeil. Henri,
galant comme toujours, se leva aussi et lui souhaita une bonne nuit. Antoinette
voulut l’accompagner mais elle refusa. Elle connaissait le chemin.
Le matin la trouva fanée dans son petit lit
aux sons du passé. La conversation de la
veille ne l’avait pas vraiment abandonnée pendant son sommeil. Elle s’en
voulait tellement de son attitude enfantine qu’elle aurait pleuré si elle
n’avait pas craint d’être entendue. La chambre à coucher était baignée de
teintes roses et pêche et Émilie regarda la lumière qui se dandinait au pied du
lit. Jamais, depuis Shawinigan, elle n’avait eu à utiliser un pinceau. Les
combles de ses deux écoles étaient finis au bois rêche, aux teintes assombries
par les ans, les marques de doigts et la fumée du poêle. Ici, tout sentait le
printemps et l’été, le frais et la propreté. Peut-être qu’un jour elle aurait
une maison comme celle d’Antoinette. Elle se tourna et fit une moue.
« Oui, évidemment, pensa-t-elle, quand je serai veuve et qu’un riche
médecin ou avocat voudra me prendre pour femme et adopter mes neuf
enfants… » Quelqu’un frappa à la porte. Elle s’assit promptement, passa
les doigts dans sa chevelure toujours plus longue et remonta les couvertures
jusqu’à sa taille.
– Entrez.
Antoinette entra, le sourire radieux, la
coiffure impeccable, portant un plateau fumant.
– J’ai pensé qu’après une grasse matinée
comme tu viens de faire, tu devais avoir faim.
Elle posa le plateau sur la commode et ouvrit
un support sur le lit. Elle reprit le plateau et le posa devant Émilie.
– Quelle heure est-ce qu’il est ?
– Huit heures et demie.
– Quoi ? C’est la première fois de
ma vie que je suis pas debout à cette heure-là. Pour moi, l’air de la ville me
va pas pantoute. Qu’est-ce que c’est ?
Elle venait d’apercevoir un petit pain rond.
– Un muffin anglais. Goûte. C’est
pas mal bon.
– Tu vas pas rester plantée là à me
regarder manger, quand même.
– Émilie, j’ai pris soin de toi quand tu
as accouché de Rose. C’est pas nouveau. Laisse-moi donc te gâter.
Émilie mordit dans le muffin et
mastiqua lentement. C’était bon. Pas tellement salé mais bon. Différent du pain
de ménage ou du pain sucré qu’elle faisait. Elle mastiqua de plus en plus
lentement, étonnée de sentir sa gorge se serrer. Sa nuit venait encore la
hanter. Elle regarda les yeux souriants de son amie et déposa la tasse de café
qu’elle venait de soulever.
– Qu’est-ce que je dois dire, Antoinette,
pour que tu m’excuses ?
– Rien. Vois-tu, Émilie, hier soir tu
m’as fait penser à moi. Tu te souviens, Émilie, quand j’avais déchiré ta robe
bleue ?
Émilie hocha la tête. Oui, elle s’en
souvenait. Elle s’en souviendrait toujours.
– J’étais jalouse, Émilie. Toi, tu avais
tout. Moi, rien. À c’t’heure le vent a tourné. C’est vrai que j’ai presque
tout. C’est vrai qu’en apparence toi tu as presque rien. Mais des fois, je me
dis que je prendrais ta place.
Émilie fut franchement étonnée. Antoinette à
sa place ? Antoinette aurait croupi sans une famille à aimer. Sans son
homme à gâter.
– Henri, Émilie, c’est le seul homme que
j’ai aimé. Tu le sais, je l’ai aimé le premier jour que je l’ai vu. Mais pour
Henri, Émilie, c’était pas tout à fait comme ça. Avant de m’aimer, pis
crois-moi, ça a pris pas mal de temps, il a fallu qu’Henri cesse de t’aimer,
toi.
– Faut pas exagérer, Antoinette. Nos
amours ont pas été bien longues.
– Les tiennes, peut-être pas. Mais les
siennes, on le saura jamais… Mais Henri a toujours été parfait. C’est seulement
quand il a commencé à m’aimer pour vrai que j’ai remarqué que c’était encore
meilleur qu’avant… Est-ce que tu comprends ?
– Hum…
Émilie continua à manger. L’appétit lui était
revenu au fil des propos d’Antoinette. Ainsi, il l’avait aimée plus qu’elle
n’avait cru. Et Antoinette ne lui en avait jamais voulu.
Quand tu vas avoir fini de manger, tu
t’habilles pis je te sors. À quelle heure, ton train ?
– Pas avant la fin de l’après-midi.
– C’est parfait. On
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