Le cri de l'oie blanche
s’en va voir le
musée. Ensuite, vers midi, je t’emmène chez Ogilvy. Tu vas voir quelque chose
de beau.
– C’est un magasin, ça ?
– Oui, madame. Plus chic qu’Eaton. On y
trouve de tout, des robes aux chapeaux en passant par les bijoux pis les
bibelots.
Émilie s’assombrit. Elle n’avait pas tellement
envie de poursuivre l’exploration de sa pauvreté et d’être de nouveau confrontée
à son manque de moyens financiers.
– J’ai pas envie d’aller magasiner…
– Menteuse ! Grouille-toi. On part à
neuf heures et demie.
Elle n’avait plus voulu discuter. Antoinette,
apparemment, était insensible à son malaise. Elle revêtit une robe qu’elle
détestait, simplement parce que c’était la moins froissée et qu’elle n’était
pas tachée. Dès qu’elle rejoignit Antoinette, elle la vit ravaler une moue.
Gênée, elle regarda les plis de sa robe et y passa ses mains tellement rugueuses
qu’elles accrochaient des fils au passage. Antoinette lui prit un bras et la
guida dans leur automobile. Émilie s’assit lourdement.
– Dans le temps, c’était moi qui faisais
« ouf » quand je m’assoyais.
– Les temps changent, Antoinette, les
temps changent.
Elles visitèrent le musée, qu’Antoinette
détesta parce qu’il sentait la poussière. Émilie, elle, rêva devant toutes les
toiles qu’elle voyait. Elles s’en furent ensuite chez Ogilvy et Antoinette
emmena Émilie là où elle avait l’habitude d’acheter ses vêtements. Émilie regardait
les robes et les étiquettes et additionnait mentalement les montants qu’elle y
lisait. Elle ne pouvait croire que des femmes puissent acheter une robe dont le
prix équivalait presque au coût d’une année d’études dans un bon collège.
Antoinette s’agitait comme un poisson dans l’eau. Émilie la regarda de biais et
résista mal à l’envie de lui demander pourquoi, dès qu’une vendeuse
l’approchait, elle se sentait obligée de pincer le nez et les lèvres.
Antoinette lui offrit de lui acheter une robe.
Une robe comme elle n’avait jamais osé rêver en posséder. Elle refusa avec
entêtement. Antoinette insista mais elle tint bon.
– Tu me coupes mon plaisir, Émilie. Je
trouve que c’est enrageant de voir quelqu’un refuser un cadeau.
– C’est pas que j’aime pas la robe, Antoinette.
C’est juste que j’aime bien acheter mes propres affaires.
– Pourquoi est-ce que tu veux pas que je
te gâte ?
– Antoinette, ça me gâterait pas
pantoute.
Antoinette reposa la robe sur un cintre, fit
un signe de tête en direction de la vendeuse, haussa les épaules et se dirigea
vers la sortie. Émilie la suivit, mal à l’aise.
Antoinette ne décoléra pas et c’est avec ses
lèvres pincées qu’elle raccompagna son amie au train.
– Tu as changé, Émilie. Beaucoup trop. À
c’t’heure, tu ris plus comme avant. À c’t’heure, tu fais toujours la morale. Ça
s’adonne, Émilie, qu’Henri pis moi on sait que tu l’as pas facile, mais ça
s’adonne que c’est facile pour personne.
Émilie regardait Antoinette. Elle revoyait
l’Antoinette du Bourdais, furieuse de ne pas avoir ce qu’elle voulait. Elle
aurait voulu lui dire que son bien-être ne dépendait pas d’une robe. Puis elle
se souvint d’elle-même, lorsqu’elle était allée porter une robe à Antoinette en
cadeau. Non, à ce moment-là, elle-même n’avait pas pensé qu’Antoinette n’appréciait
peut-être pas le présent qu’elle recevait.
Émilie soupira et déposa sa valise. Elle prit
un des bras d’Antoinette et l’attira vers elle. Elle lui posa une bise sur la
joue.
– Excuse-moi, Antoinette. Je pense qu’on
a changé de rôle assez sérieusement. À c’t’heure, c’est moi la jalouse.
– Toi ?
– C’est comme on disait tantôt,
Antoinette. À c’t’heure, c’est toi qui as tout ce que moi je voudrais. Dans le
temps, c’était moi qui avais tout. C’est pas plus grave que ça. La roue tourne,
comme disait mon père.
Antoinette venait de comprendre les propos de
son amie. Elle l’aimerait toujours, cette Émilie à la crinière échevelée.
– Prends soin de toi, Émilie. Travaille
pas trop fort.
– Inquiète-toi pas pour moi. Ma famille
est presque tout élevée. Bientôt Rolande va aller à l’école. Ça fait que
surveille bien la grande mule. Peut-être que la prochaine fois qu’on va se
voir, moi j’vas être dans un carrosse en or, pis toi tu vas me
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