Le cri de l'oie blanche
bienvenue. Son oncle et Napoléon discutèrent pendant des heures de politique
et de religion sans jamais s’entendre sur quoi que ce soit.
Une des plus belles journées de son été fut
celle où Émilie leur permit d’aller seuls au lac aux Sables. Ils étaient partis
tôt le matin, en emportant un casse-croûte, et s’étaient réfugiés sur un rocher
qui surplombait la pointe du lac. Là, ils s’étaient étendus sur la roche chaude
et Napoléon avait parlé pendant des heures de leur avenir. Un avenir ressemblant
aux nuages blancs et fous qui les protégeaient des rayons trop crus du soleil.
Elle demanda à Napoléon s’il avait choisi le droit parce que son père était
notaire.
– C’est mal me connaître, Blanche. J’ai
choisi le droit pour rendre service au monde. Je veux passer ma vie à être
utile.
Elle lui avait souri. Il ferait le meilleur
avocat du monde, défendant les gens gratuitement s’il le fallait. Napoléon
était ainsi. Généreux. Tellement généreux.
Le jour du broyage du lin ,
toute la famille s’était rendue au village, assister au spectacle que les Belges
donnaient – ce n’était pas vraiment un spectacle, mais eux le voyaient comme
ça. Il y avait une famille de Belges à Saint-Tite et, la journée du broyage,
ils revêtaient leur costume national, se chaussaient de sabots de bois et battaient
le lin avec des bât ons
courts et droits à un rythme effréné en sautillant sur des planches qu’ils
avaient bien alignées. Cette journée-là, un voyageur de commerce américain qui
venait à Saint-Tite faire ses provisions de bottes de cuir les avait longuement regardés avant de dire qu’ils étaient aussi
déchaînés que les nègres d e La Nouvelle-Orléans. Napoléon lui avait expliqué que c’était une ville de la
Louisiane, reconnue pour son jazz, son rhythm and blues et son ragtime. Elle avait accepté son explication, furieuse de ne jamais s’être intéressée
à la géographie, à l’anglais et à la musique. Elle avait compris qu’il lui
parlait de musique mais n’avait pas osé lui demander de quel genre de musique
il s’agissait.
L’été qu’elle aurait voulu étirer comme de la
tire jaune vint enfin se briser à la fin août. Napoléon arriva à l’école un peu
avant l’heure du repas du midi. Sa mère dessinait des fleurs sur l’ardoise de
la classe. Ses sœurs étaient affairées à marquer leurs vêtements pour le
pensionnat. Elle, elle faisait les cent pas dehors, question d’user sa peine
sur ses semelles plutôt que de le faire sur son cœur.
– Je pourrai pas manger. Je trouve que le
ciel a l’air d’annoncer un orage. J’aime mieux me mettre en route tout de suite.
– C’est plus prudent comme ça, je pense.
– C’est plus prudent.
Chaque fois qu’ils se quittaient, ils
redevenaient des étrangers qui cherchaient leurs mots.
– J’ai pensé que tu pourrais peut-être
venir à Noël.
– Ch ez vous ?
– Oui. Avec Paul. J’ai hâte que mes
parents te rencontrent.
– On verra.
Et il était parti après l’avoir embrassée sur
la joue, doucement. Elle avait regardé la route jusqu’à ce que son estomac lui
rappelle son existence. Sa mère était venue à sa rencontre et lui avait mis la
main sur l’épaule. Elles n’avaient pas parlé. Elles ne parlaient plus jamais de
l’attente. C’était un sujet qui leur faisait trop mal à toutes deux.
2 0
Blanche ferma la dernière agrafe de son
uniforme, frotta d’une main sèche les plis de sa jupe, fit son lit soigneusement,
tapochant son oreiller à deux reprises pour être certaine qu’il soit bien plat,
et ouvrit le rideau de sa cellule, qu’elle repoussa et attacha sur le côté
gauche. Elle sortit dans l’allée avec son bol d’eau et sa cruche, se dirigea
vers les éviers, vida l’eau sale et rinça les deux récipients. Elle revint les
porter dans sa cellule et s’arrêta deux minutes, le temps d’inspirer
profondément, porta la main à sa lèvre supérieure et se dirigea d’un pas résolu
en direction de la cellule de la surveillante.
– Qu’est-ce que vous voulez,
Marie-Blanche ?
– H ’ ai un mal de dents épouvantable, ma sœur.
La religieuse s’approcha d’elle, souleva sa
main, lui demanda quelle dent la faisait souffrir et regarda l’incisive en
question. Blanche grimaça dès que la religieuse la toucha du doigt. Dépassée
par un mal auquel elle ne comprenait rien, d’autant plus que le mal de dents
n’était
Weitere Kostenlose Bücher