Le cri de l'oie blanche
pas visible, la religieuse enjoignit à Blanche de se rendre à
l’infirmerie. Blanche quitta le dortoir sans regarder en arrière, se tenant la
bouche comme si elle avait craint que la dent ne lui tombe dans la main.
L’infirmière la fit asseoir sur une chaise droite, lui demanda de renverser la
tête en arrière et d’ouvrir la bouche. Blanche obéit. La religieuse examina la
dent en ponctuant son examen de « huhum » savants, sortit un
thermomètre d’une de ses poches, le fourra sous la langue de Blanche en lui
demandant de fermer la bouche et de ne pas parler. Blanche obéit. La religieuse
regarda le thermomètre et fronça les sourcils.
– Pas de fièvre.
Blanche fit mine d’être soulagée, se demandant
pourquoi l’infirmière avait pris sa température pour un mal de dents.
– Allez informer votre titulaire que vous
serez absente. Je vais immédiatement voir la supérieure pour l’aviser que nous
devrons aller chez le dentiste.
Blanche, appuyant toujours sur sa lèvre, fit
un saut dans sa classe avant d’aller chercher son manteau, ses
couvre-chaussures et son parapluie. Elle revint à l’infirmerie, prête à partir.
L’infirmière lui dit que la supérieure avait téléphoné au dentiste et qu’il
pouvait la recevoir immédiatement. Elles quittèrent le couvent par la porte
avant et Blanche remarqua à quel point les rideaux qu’elle avait faits
plusieurs années auparavant avaient déjà jauni. Une autre pensionnaire au statut
d’orpheline serait certainement mandatée pour en faire de nouveaux.
Elles arrivèrent chez le dentiste qui les
invita, d’un air agacé, à se débarrasser de leurs manteaux trempés et à poser
leurs couvre-chaussures sur le tapis de l’entrée. Il les pria de laisser
dégoutter leurs parapluies sur la galerie extérieure. Blanche passa dans son
bureau et s’assit sur la chaise de bois.
Il souleva un appuie-tête qu’il ajusta à la
hauteur de son occiput, décrocha une tige métallique fixée sur le côté de la
chaise. Blanche bascula vers l’arrière. Il lui alluma une lampe en plein
visage. Elle ferma les yeux.
– Laquelle ?
– Helle -là.
Elle avait indiqué la dent du bout de la
langue. Le dentiste frappa trois fois du revers d’un instrument pointu et elle
grimaça plus fort la troisième fois que la première. Il appuya ensuite son gros
index sur la gencive et frotta. Blanche grimaça encore mais moins.
– Qu’est-ce que ça fait quand je
frappe ?
– Mal.
– Quelle sorte de mal ?
– Comme un choc électrique ?
– C’est ça.
Elle n’avait jamais subi de choc électrique
mais comprit que si c’était la comparaison qu’il lui suggérait, ce devait être
la bonne. Le dentiste fronça les sourcils et se tourna vers la religieuse. Il
expliqua que Blanche devait avoir un abcès.
– Quelque part derrière la racine, parce
que je sens rien sous la gencive.
Depuis que sa sœur Marie-Ange travaillait
comme assistante dentaire, elle avait souhaité voir en quoi consistait un
cabinet de dentiste. Elle était presque satisfaite.
– Ou bien nous attendons que l’abcès soit
plus grave, ou bien nous faisons l’extraction immédiatement.
Blanche frissonna. Maintenant, elle goûterait
à l’euphorie de l’éther.
– Est-ce que vous avez l’argent,
mademoiselle ?
– Oui. C’est pas un problème. Ma mère
aura pas à donner un sou pour ça.
Le dentiste hocha la tête, murmura quelque
chose signifiant qu’il détestait arracher une dent qui n’était pas gâtée, tout
en aspergeant un linge d’éther. Il pria Blanche de fermer les yeux, ce qu’elle
fit sans offrir de résistance. Elle voulut cependant tellement bien enregistrer
tout ce qui se passait que l’éther ne fit presque aucun effet. Le dentiste dut
lui en resservir. Cette fois, elle se sentit s’engourdir et sourit.
Blanche avait la bouche bourrée d’ouate
qu’elle mordait sans arrêt. Elle goûta le goût amer du sang et se sentit
faible. Maintenant, elle avait vraiment mal. De sa main droite, la religieuse
lui tenait le bras, et de la gauche elle tentait bien maladroitement de
protéger le parapluie des assauts du vent et de la pluie. Elles étaient presque
arrivées au couvent lorsqu’un homme qu’elles ne purent reconnaître, tant le
gris de son manteau se confondait avec la grisaille de la pluie, passa à côté
d’elles au volant d’un camion ouvert en criant que le barrage du lac Roberge
venait de céder. La religieuse
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