Le cri de l'oie blanche

n’étaient plus un luxe ? Elle n’avait plus l’âge ni l’envie de vider
son pot de chambre tous les matins. Et elle n’avait pas encore l’âge de
demander à Clément de le faire.
    L’inspecteur avait annulé sa visite pour des
raisons de santé. Il était loin, le temps des inspecteurs du calibre d’Henri
Douville. Elle sortit une lettre de sa poche, reçue la veille, et la relut.
Henri lui annonçait qu’il viendrait la voir sous peu.
    Avant la fin juin, avait-il écrit. Elle
sourit. Henri était toujours venu en juin, attirant la chaleur sur ses épaules
empoussiérées. Elle fronça cependant les sourcils. Il ne parlait pas
d’Antoinette.
    Enfin calmée, elle prépara le repas pour elle
et Clément. Il rentrerait vers sept heures, heureux de sa journée de travail.
     
    ***
     
    Henri Douville arriva beaucoup plus tôt que prévu.
Il surprit Émilie en classe au moment où elle demandait à ses élèves le
singulier d’« épousailles ».
    Elle l’aperçut, lui sourit doucement pendant
qu’il s’assoyait à un pupitre abandonné à l’arrière de la classe. Beaucoup
d’élèves, surtout les grands, manquaient à l’appel, déjà affairés dans les
champs. Elle continua à parler et Henri ferma les yeux. Elle comprit qu’il
devait être fatigué par le voyage. Henri, lui, avait fermé les yeux en se
demandant comment il parlerait à Émilie. Comment il lui raconterait le dernier
mois qu’il venait de vivre. Il l’écoutait et reconnaissait sa voix qui n’avait
pas changé. Peut-être un peu. Elle cassait maintenant ses fins de phrases au
lieu de les laisser flotter dans l’air. Il ouvrit un œil et la regarda. Combien
de nuits d’insomnie avait-il vécues à cause d’elle ! Il referma les yeux
et se laissa bercer par la voix d’Émilie, vague qui venait se briser sur le
muret de ses souvenirs.
    Il sursauta quand il entendit les chaises
râper le plancher. Il s’assit plus droit, saluant les enfants au passage. Il
n’avait plus mis les pieds dans une petite école depuis tellement d’années…
L’odeur de la campagne qui frappait aux fenêtres lui manquait encore.
    Il se leva pour tendre la main à Émilie, qui
se dirigeait vers lui d’un pas alerte.
    – Henri, mon crapaud ! Je
t’attendais pas avant une semaine !
    – Bonjour, Émilie. J’ai pensé te faire
une surprise.
    Il voulait sa voix imprégnée de joie mais
entendit qu’elle était plutôt terne.
    – On va monter, si tu veux. Pis pas
besoin de me le rappeler : tu prends jamais de thé en été.
    – Tu fais erreur. Maintenant, j’en bois.
Avec l’âge, il nous faut un remontant.
    Sa voix était meilleure. Émilie le précéda
dans l’escalier et ouvrit la porte de ses appartements. Henri déposa son
chapeau sur la table de la cuisine. Elle savait… que quelque chose ne tournait
pas rond dans la vie de son ami. Il avait beau percher sa voix plus haut qu’à
l’accoutumée, elle entendait de la détresse. Qu’est-ce qui aurait pu expliquer
ce voyage sinon la détresse ? Elle hésita avant de se tourner et de lui
faire face. Elle l’entendit respirer et n’aima pas ce souffle.
    – Pis, Henri ? J’en fais, un
thé ?
    Il ne répondit pas, hochant la tête.
    – Le thé peut attendre, Émilie.
Assieds-toi. Il faut que je te parle.
    – Henri, tu m’inquiètes.
    – J’en suis désolé.
    Émilie s’assit, sans quitter Henri des yeux.
Elle aurait voulu deviner ce qu’il s’apprêtait à lui dire.
    – Émilie, Antoinette a été hospitalisée
il y a deux mois.
    – C’est pour ça que j’avais pas de
nouvelles. Est-ce qu’elle va mieux ?
    Henri se passa la langue sur les lèvres puis,
comme s’il avait été insatisfait, il s’humecta aussi les dents.
    – Non.
    Elle se leva. Maintenant, elle ne voulait pas
entendre la suite. Elle mit l’eau à bouillir. Elle préférait le bruit des
bouillons de l’eau aux propos d’Henri.
    – Émilie, tu ne me facilites pas la
tâche. J’ai besoin de toi et tu sautes partout comme une gazelle.
    Émilie éclata de rire. Une gazelle !
Vraiment, il y avait bien longtemps qu’elle n’avait plus l’air d’une gazelle.
Son rire, idiot et nerveux, blessa Henri.
    – Antoinette est partie.
    Elle se tut sèchement et ferma la porte de sa
gorge à tout son. Elle se réfugia dans les
bras d’Henri, lui prit la tête et lui tapota l’épaule pour le consoler. Henri
fit de même.
    – Avec qui ?
    – Avec personne, Émilie. Elle est