Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
raflant en vrac auprès des familles éplorées des bibliothèques entières. Cependant, tout se savait et les livres rares étaient peu à peu devenus introuvables, aussitôt repérés par des argus en éveil qui, éclairés, ne criaient plus à quatre sols des trésors qui valaient mille fois plus. Resurgissaient là aussi des livres interdits ou condamnés qu'on présentait avec des mines conspiratrices derrière les ais 12 des échoppes, dans l'espoir de les dissimuler aux regards inquisiteurs des mouches qui fréquentaient l'endroit. Elles étaient là, attentives, afin de reconnaître les gens signalés et de dénoncer ceux qui apportaient à vendre quelques brochures illicites ou qui recherchaient un exemplaire de ces libelles ayant échappé au bûcher.
Chez l'un de ces fournisseurs, Nicolas découvrit un Plaute, un Terence, les œuvres complètes de Racine et un Le Sage qui devraient faire le bonheur d'un collégien. Il s'amusa à observer autour de lui des amateurs comme aimantés par la diversité du choix proposé. Ils incommodaient le marchand qui redoutait toujours de se faire dérober quelque ouvrage de valeur, et restaient là des heures entières à parcourir les livres et à fouiller dans les caisses sans que cette quête se conclût toujours par un achat.
Plongé dans un récit de voyages aux Indes occidentales, Nicolas sentit soudain une main le tirer par un bouton de son habit. Se retournant, il reconnut la mine basse et contrite d'un des exempts dévolus au service du lieutenant général de police à l'hôtel de la rue Neuve-Saint-Augustin. L'homme n'était pas seul ; un second sbire, dont il ne se souvenait pas l'avoir jamais croisé, observait la scène.
— Monsieur le commissaire, dit le premier, il faut nous suivre.
— Qu'est-ce à dire ?
— Nous avons ordre de vous conduire devant M. Le Noir, sur-le-champ.
Nicolas s'efforça de dissimuler sa stupéfaction.
— Vous permettez que je règle mes achats, dit-il simplement.
La chose faite, Nicolas se retrouva dans un fiacre avec les deux exempts. Les glaces étaient levées et les rideaux tirés. L'atmosphère confinée exacerbait des odeurs déplaisantes de corps mal lavés. Il abaissa la corne de son chapeau se retirant en lui-même pour réfléchir à ce qui ressemblait à s'y méprendre à une arrestation. Il ne connaissait que trop les procédures et les habitudes d'une autorité dont il avait longtemps été l'agent. Il avait participé à tant d'enquêtes et partagé de si nombreux secrets qu'il ne pouvait s'empêcher de s'interroger. Tout était possible, il le savait. Un exil en province ? Il se croyait un trop petit personnage pour un si grand honneur. Une mise à l'écart dans quelque prison paraissait plus probable, après qu'on lui eut signifié les termes d'une lettre de cachet. Encore faudrait-il trouver des raisons pour justifier un tel traitement. Quoique… Il ricana et ses deux accompagnateurs lui jetèrent un regard étonné. Tant de gens avaient été arrêtés sans savoir pourquoi. Il ne serait ni le premier ni le dernier ! Autant conserver son sang-froid ; il n'aurait pas longtemps à attendre pour être fixé sur son sort.
Toujours surveillé par ses deux cerbères, on le fit patienter debout dans l'antichambre, puis la porte s'ouvrit sur le visage ami d'un vieux valet. Il invita Nicolas à entrer et, se penchant, lui glissa à l'oreille.
— Il n'en sait rien lui-même !
Le vieil homme parlait d'évidence de M. Le Noir. Qu'ignorait-il et sur quoi ? Nicolas s'approcha du bureau. Son chef n'avait pas levé la tête et continuait d'écrire.
— Je vous sais gré, monsieur le commissaire, dit-il enfin, de n'avoir point tardé à vous présenter devant moi.
— Le moyen, monseigneur, de s'y soustraire, quand deux exempts vous encadrent. Voyez l'honneur !
— Je crois, dit Le Noir impavide, que l'on a outrepassé mes instructions.
— On a su me trouver, c'est l'essentiel. Notre police a fait preuve d'une grande efficacité, comme toujours.
Le Noir croisa les mains.
— Je suis chargé de vous…
Il chercha un moment le mot exact.
— De vous… disons… inviter à vous présenter dès maintenant à l'hôtel Saint-Florentin. M. le duc de la Vrillière, ministre de la Maison du roi, vous demande.
Il paraissait surpris de ses propres paroles.
— J'espère, reprit-il, qu'il n'a pas de raison particulière de se plaindre de vous. Vous n'avez été diligenté depuis trois mois sur
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