Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
morbide. Les furieux de Bicêtre ont des expressions plus humaines dans leur frénésie.
— « J'imagine, je pense, je crois… »
Le lieutenant criminel sautillait sur son fauteuil comme un pantin actionné par quelque ressort. Nicolas s'inclina et poursuivit :
— Je dois maintenant faire intervenir un nouvel élément qui touche directement les intérêts du royaume. Ce complot n'est pas seulement une affaire de famille réglée par un fou, mais bien l'aboutissement de trames secrètes, menées en sous-main par les représentants obscurs d'une puissance étrangère. Lord Aschbury, membre du service secret britannique, que je connais bien pour l'avoir rencontré à Londres, a été reconnu par moi dans la galerie basse du château de Versailles. Il s'est enfui à mon approche. Notre enquête nous a permis de le retrouver à l'hôtel de Russie, rue Christine, à quelques toises de la maison des Duchamplan. Recherché par toutes les polices du royaume, il revient se terrer dans cette maison, sans doute assuré que c'est le dernier endroit auquel on songera. J'y découvre d'ailleurs un fragment de papier évoquant d'évidence les Tournelles Enfin, il est arrêté dans la presse que nous organisons autour de l'établissement de bains de cet endroit.
— Pourquoi ce complot aurait-il visé le duc de la Vrillière ? demanda Le Noir qui écoutait en prenant des notes la démonstration de Nicolas et venait de lui faire un imperceptible signe de prudence au moment de l'évocation des Tournelles.
— Nous sommes en paix avec l'Angleterre, expliqua le commissaire, mais celle-ci redoute que nous ne donnions la main à l'agitation qui monte dans ses colonies d'Amérique. Elle nous soupçonne de vouloir, par ce biais, prendre notre revanche du traité de Paris et de la perte de la Nouvelle-France. Si lord Aschbury, alias Francis Sefton, est à Paris, c'est pour présider lui-même à la mise en place d'un complot visant à affaiblir le royaume. Le duc de la Vrillière est une proie rêvée, en raison de sa conduite privée et aussi de sa parenté avec le comte de Maurepas. Le compromettre, c'était entraîner, de proche en proche, la chute du gouvernement et un scandale qui éclabousserait les marches du trône.
— Songez, Nicolas, dit Le Noir, que, dans ce cas, c'est aussi le risque de voir rappeler aux affaires le duc de Choiseul, si hostile à leurs intérêts et si soucieux d'effacer les revers de son passage aux affaires.
— C'est une éventualité qu'ils ne prennent pas en compte, persuadés que jamais le roi n'acceptera ce retour, si grand est son éloignement – en dépit des insinuations de la reine – envers un personnage qui avait si gravement insulté le Dauphin son père. Ils jouent le désordre qui découlerait du succès de leurs menées ; voilà pour l'objection. Les services anglais ont fait leur travail et connaissent par le menu la vie de nos grands. Lord Aschbury s'abouche avec le marquis de Chambonas et sans doute s'acoquine avec le jeune Duchamplan. En voulez-vous une preuve ? Le lendemain du jour où je reconnais Aschbury, on tente de m'assassiner à Versailles. Le coupable ? Duchamplan cadet, dont la joue gauche porte encore la trace du coup de fouet infligé par le cocher du docteur Semacgus. Oui, vraiment, il y a complot de l'étranger, dissimulé sous les apprêts effrayants des théâtres de la vengeance privée et de la corruption.
— Reste le dernier crime. Comment l'expliquez-vous ? demanda le lieutenant criminel qui paraissait réduit à quia.
— C'est sans doute l'acte meurtrier le plus malaisé à démêler. Duchamplan était allé recruter le jeune Anselme Vitry, fiancé éconduit de Marguerite Pindron, chez les vénériens à Bicêtre, hôpital dont son frère est administrateur, et qu'il visite souvent par curiosité malsaine des états de démence. Il se l'attache, en fait un cocher dans la société de fiacres de son frère et l'utilise à tout instant. Est-ce lui qui a conduit Duchamplan à l'hôtel Saint-Florentin la nuit du crime ? En tout cas, c'est bien lui qui, par un inconcevable hasard, me mène à Popincourt où j'enquête sur sa fiancée. L'intérieur du fiacre me frappe par les taches observées. Sans doute du sang. Le cocher semble dissimuler son visage. Cela se comprend s'il s'agit de Vitry, qui ne souhaite pas être connu dans un quartier où il a vécu. Le corps trouvé dans le fiacre près du Vauxhall est sans conteste le sien. La boue
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