Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
s'imposaient : soit encadrer et contenir leurs débordements naturels, soit les laisser aller leur train en espérant que la lave de leur discours charrierait d'intéressantes scories.
— Il est vrai, reprit la duchesse, que je n'ai jamais eu un mot à dire dans cette demeure et que la plupart de celles qui me servent dépendent d'un choix dont les mobiles m'échappent et dont je préfère ignorer les raisons. Ah ! monsieur, le malheur d'avoir à être servi…
Nicolas nota que, sur ce point, le sentiment de la duchesse ne différait guère de l'opinion de son mari.
— Les domestiques, monsieur, reprit-elle, sont haïssables. Il n'y a pas jusqu'à leur zèle qui ne vous désoblige et c'est toujours de travers qu'ils vous servent. Ils se plaignent, mais ne mesurent en rien les soucis qu'ils vous donnent. Après tout, s'ils sont dans cet état, c'est que Dieu a voulu les réduire en ce monde à une situation de servitude pour aider notre infirmité durant que l'on remédie à leur misère. À vrai dire, nous leur gagnons le ciel en les abreuvant d'humiliations, comme nous le gagnons nous-mêmes par le soin que nous prenons de leur conduite.
— En quelque sorte, madame, dit Bourdeau, ce sont des privilégiés qui vous doivent leur salut.
Elle le considéra comme si elle le découvrait.
— Ce monsieur dit vrai, c'est un état des plus favorisé. Voilà des misérables qui se retrouvent dans des maisons opulentes où ils bénéficient en abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie : bonne viande et bon vin chaque jour, bien vêtus, bien blanchis, bien couchés, bien chauffés et rendant un service facile, coupé de trop nombreux loisirs. Imagine-t-on qu'ils ne puissent pas être satisfaits, je vous le demande ? Et quand ils nous manquent ou multiplient les maladresses, faudrait-il, d'un air gracieux, leur parler ni trop vite ni trop haut, comme le suggère mon confesseur ?
Elle se laissa tomber sur une bergère dans un grand soupir de sa robe brutalement écrasée. L'éventail se remit à battre l'air avec irritation. Nicolas en profita pour placer un mot.
— Puis-je connaître, madame, les conditions dans lesquelles les événements survenus cette nuit dans votre demeure ont été portés à votre connaissance ?
— Mais par le tumulte et le désordre que mes gens organisèrent sous mes fenêtres peu avant six heures. Il faut vous dire que je dors fort mal. Hélas ! Qui, dans ma situation, reposerait sereinement…
Elle leva les yeux au ciel et secoua ses mains jointes autour du manche d'ébène de son éventail.
— Sur les conseils de mon médecin, je suis accoutumée à prendre des gouttes de liqueur d'Hoffman, de sirop de guimauve et de fleur d'oranger. Si elles s'avèrent sans effet, j'ai recours à quelque chose de plus efficient, un mélange d'éther et d'alcool. Souvent, je m'assoupis aux premières heures du jour, d'un sommeil lourd. Aussi faut-il faire beaucoup de bruit pour m'éveiller, comme ce fut le cas ce matin.
— Êtes-vous bien assurée de l'heure, madame ?
— Monsieur, je sais consulter la pendule de ma chambre.
— Faisait-il nuit ?
— Nuit noire.
— Que s'est-il passé alors ?
— La principale de mes femmes est entrée dans la chambre, l'air affolé, et m'a avertie qu'un drame s'était déroulé à l'office.
— Avez-vous souvenance des propos qu'elle vous tint ?
— Monsieur, j'ai aussi bonne mémoire que bonne vue. Tandis que je l'interrogeais sur le bruit, elle m'a dit, haletante, que « cela devait arriver et que la fille Pindron avait été trouvée assassinée dans la rôtisserie ».
— C'est tout ?
— Monsieur !
— Pardonnez mon insistance, madame. Il importe que je connaisse de la manière la plus précise les détails de cet événement. Votre femme a-t-elle évoqué le cas du maître d'hôtel ?
— De quoi me parlez-vous là ? Pourquoi l'aurait-elle fait ?
— Mais, madame, parce qu'on a trouvé le corps de celui-ci, blessé et sans connaissance, auprès de celui de Marguerite Pindron et qu'il est soupçonné d'être l'assassin et d'avoir ensuite retourné l'arme contre lui.
La duchesse de la Vrillière parut à ce point étonnée que, sauf art de la dissimulation poussé à la perfection, on ne pouvait douter de sa bonne foi. Nicolas consulta la pendule de la cheminée.
— Avez-vous revu votre femme de chambre depuis tout ce temps ?
— Elle n'était plus bonne à rien pour la journée, répondit la
Weitere Kostenlose Bücher