Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
rappeler l'endroit où cette perte est intervenue ?
— Oui, oui, sans doute. Chez Mme de Cusacque, en Normandie.
Il parut hésiter.
— Est-il imaginable qu'on vous ait dérobé cet objet, précieux à plus d'un titre ?
Le ministre paraissait de plus en plus troublé.
— Que sais-je ! Tout est possible.
— Monseigneur, un dernier détail. Quel artisan est l'habile auteur de cette main en argent ? Des précisions sur la nature de l'objet me seraient utiles.
— M. de Villedeuil. En 1765, il était mécanicien place Royale. Mort depuis, je crois. Le Floch, le roi est-il informé de cette affaire ?
— Oui, monseigneur. Sa Majesté a évoqué la chose brièvement devant moi, comme je viens de vous le dire.
Le ministre prit une plume qu'il trempa dans l'encrier et se mit à écrire. Nicolas comprit que l'audience était achevée.
Le carrosse de cour le ramena à l'hôtel de La Belle Image où cette arrivée glorieuse ne contribua pas de médiocre manière à son prestige. Il monta aussitôt s'enfermer dans sa chambre et, tout en nettoyant à nouveau ses fusils avec un soin maniaque, se mit à réfléchir sur ce qu'il venait d'entendre. Il souhaitait affiner les impressions que sa rencontre avec le duc de la Vrillière lui laissait. Sa première constatation, et non la moindre, touchait le peu d'ouverture et de franchise de l'entretien. La seconde intéressait le fait capital de la main artificielle.
L'affirmation de l'usage d'un modèle en bois au quotidien était recevable, et il devinait que l'original avait bel et bien disparu, que son détenteur ignorait dans quelles conditions et que les indications évasives sur le lieu où il aurait été dérobé ou perdu étaient gazées du vague le plus brumeux. La chose s'était-elle produite à Caen, là où était exilée Mme de Cusacque, « la belle Aglaé », la maîtresse du duc ? Cette indication ne favorisait en rien l'approche de la vérité : le ministre était bien placé pour savoir qu'on ne diligenterait dans l'immédiat aucune enquête si loin de Paris et que sa parole suffirait à clore le débat.
Enfin, la colère du duc de savoir répandu à Versailles le drame de son hôtel parisien ainsi que son acrimonie à l'égard de Sartine ouvraient bien des perspectives à la réflexion du commissaire. Cela devait-il l'inciter à répondre favorablement à la demande de l'ancien lieutenant général de police de le tenir informé de tout ce qui touchait au ministre de la Maison du roi ? Ce rôle ne lui plaisait guère. Pourtant, pouvait-il refuser à Sartine, à qui il devait tout et dont l'action ne s'était jamais départie du souci le plus exact des intérêts du trône ? Une remarque s'imposa qui emporta sa décision : si le pot de chocolat ne s'était pas renversé, aurait-il découvert la disparition de la main d'argent de M. de la Vrillière ? Au fond de lui-même, il se trouva bien casuiste ; s'il avait été là, Bourdeau présent l'aurait encore traité de disciple de Loyola…
Pour apaiser l'exaltation de son esprit, Nicolas décida d'écrire à son fils. Il n'était pas sans inquiétude des débuts de sa vie de collégien. Comment réagirait ce caractère déjà bien formé, dans lequel il retrouvait avec ravissement les traces et le souvenir de son propre père, le marquis de Ranreuil ? Quelque extraordinaire que se présentât sa situation, le garçon paraissait la dominer avec une simplicité et un sens de la mesure méritoires. Pourtant, Nicolas ne laissait pas d'être hanté par le tourment que lui causait la conjoncture qui avait présidé à sa première jeunesse. Il considérait, d'une part, l'enfant gâté d'une maison galante et, d'autre part, l'écolier brillant et policé qui émerveillait chacun à l'hôtel de Noblecourt. Il fallait rendre justice à La Satin d'avoir su, dans ces conditions, éviter le pire. Louis était désormais fier de la glorieuse famille dont il était le descendant, et cela sans arrogance. Mais mesurait-il l'ambiguïté de sa position dans le monde ? On avait choisi pour lui le chemin escarpé de la vérité ; il pouvait l'entraîner dans bien des traverses. Nicolas craignait qu'il ne souffrît de tout cela en espérant pourtant que, si cette tension s'exerçait sur cette jeune âme, elle la tremperait comme l'eau procure souplesse et dureté à une lame ardente. C'est donc une lettre tendre et pleine des plus judicieux conseils – ceux-là mêmes qu'il recevait vingt ans
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