Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
vieux marin, je veux dire d'expérience, pas un de ces officiers d'apparat et d'antichambre, vous me comprenez… Quels conseils me donneriez-vous ?
— Plût au ciel que je m'autorise à conseiller un ministre de mon maître ! Toutefois, je peux vous soumettre quelques constatations d'évidence. La première est qu'il faut redonner espérance à cette marine. Malgré, naguère, la bonne volonté de M. de Choiseul, ce siècle aura été néfaste à cette arme si nécessaire à la grandeur de la France.
— C'est un faux procès que de méchantes gens font au feu roi, répliqua vivement Sartine. Pas vous, amiral, mais d'autres. La vérité est que tout a tenu à des raisons d'épargne et d'économie. Louis XV s'en plaignait amèrement, mais ses ministres ne lui donnaient guère d'espoir. Au vrai, nous avons vécu sur des choix politiques conçus par la Régence et poursuivis par le cardinal Fleury.
— Et ces choix s'appuyaient sur quels principes ? demanda La Borde.
Ils s'interrompirent pour laisser disposer le second service, composé de pieds de cochon aux truffes, d'un gâteau de lièvre et d'une salade de lapereau. Un madère de retour des Indes, qui fut aussitôt goûté, recueillit d'unanimes suffrages.
— Pour répondre à votre question, reprit Sartine, il faut comprendre que notre politique consistait à ne point donner de jalousie aux puissances maritimes, et notamment à l'Angleterre, et à estimer que c'était le moyen le plus sûr d'entretenir la paix que d'abaisser la marine pour ne pas donner d'ombrage à cette nation.
— Mais, monseigneur, s'écria Arranet avec feu, il est contraire à l'honneur et aux intérêts du royaume de laisser depuis tout ce temps notre marine dans le même état de faiblesse et de déliquescence !
— Hélas ! Comme je vous l'ai dit, l'incapacité des hommes, la crise financière, le lancinant problème de la dette et la permanente opposition des parlements ont concouru à tout compromettre. Pendant plus de vingt ans, M. de Maurepas, en charge de la marine, n'y réussit pas, lui qui souhaitait obtenir le rapport de un à trois par rapport à la flotte anglaise. Y parviendrai-je moi-même ? Croyez que je m'obstinerai dans cette voie, et cela d'autant plus que les événements qui se déroulent dans les colonies anglaises d'Amérique nous incitent à maintenir la main sur la poignée de l'épée. Ai-je répondu à votre question, amiral ?
— Certes ! Mais ma seconde proposition est plus audacieuse. Je crains qu'il ne nous faille réfléchir à notre manière de combattre. Je m'explique : nous, Français, combattons en ligne et cherchons essentiellement à tirer à démâter afin de désemparer l'adversaire. Cette tactique mécaniquement appliquée nourrit la routine et tue dans l'œuf toute espèce d'utilisation de la conjoncture. À cela s'oppose la méthode anglaise, qui vise à canonner en pleine coque. Faut voir les dégâts… la tranchée sanglante d'un tir bien ajusté dans une batterie basse et les éclis de bois comme autant de poignards… Et que dire quand un vaisseau a pris votre vent et massacre votre poupe par un feu général qui vous pourfend dans toute la longueur. Les pertes en hommes sont affligeantes. Sans compter qu'il faut longtemps pour remplacer les plus expérimentés.
— Et que suggérez-vous ? demanda Sartine.
— Que l'on y réfléchisse ! La carrière sur mer exige courage, endurance, compétence, mais aussi réflexion et esprit de décision dans les circonstances les plus variées. Je crois qu'il ne faut pas s'attacher à une tactique unique, mais que l'une ou l'autre soit appliquée selon, et même les deux successivement. Pour cela, il importe d'avoir des officiers et des hommes aguerris. Je sais les Anglais très exercés. Ils s'appliquent à tirer en s'amarinant au tangage et au roulis, le tout toujours chronométré. En revanche, nous nous exerçons assez peu et toujours avec la plus parcimonieuse économie. Face à la redoutable efficacité de l'ennemi, notre manque d'entraînement a été payé fort cher !
— J'opine dans le même sens, intervint Semacgus. Quand vient l'heure du combat, le temps passé à la mer compte davantage que le calibre des canons !
— À propos de canons, reprit Arranet, j'ose espérer que les bureaux ont fait parvenir jusqu'à vous, monseigneur, l'annonce de l'invention par un ingénieur anglais d'un nouveau type de canon : la caronade, dont use déjà la Navy
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