Le Crime De Paragon Walk
baissant, il les ramassa et lui tendit l’autre main. Elle la prit, et il la releva. Pendant qu’elle se blottissait contre lui, il laissa tomber les couvercles sur la table. C’était bon de la sentir, sentir la chaleur de son corps, sa bouche répondant à la sienne.
— Alors, c’était quoi aujourd’hui? demanda-t-elle au bout d’un moment.
Il repoussa les cheveux de son visage.
— Un meurtre, dit-il à voix basse. Et un viol.
— Oh... !
Le visage de Charlotte se crispa, à cause d’un mauvais souvenir peut-être.
— Je suis désolée.
Il eût été facile d’en rester là, sans préciser
qu’Emily connaissait la victime, qu’elle habitait dans sa rue, mais Charlotte finirait par le savoir, de toute façon. Ne serait-ce que par Emily. Il n’était pas exclu que l’affaire se règle rapidement... un valet soûl, par exemple.
Elle avait déjà perçu son hésitation.
— Qui est-ce?
Elle s’était méprise sur la cause de sa réticence.
— Elle avait des enfants?
Il songea à la petite Jemima qui dormait là-haut. Elle vit ses traits se détendre, une brève lueur de soulagement briller dans ses yeux.
— Qui est-ce, Thomas?
— Une toute jeune fille...
Elle comprit que ce n’était pas tout.
— Vous voulez dire une enfant?
— Non, non... elle avait dix-sept ans. Désolé, mon amour, elle vivait à Paragon Walk, à deux pas de chez Emily. J’ai vu Emily cet après-midi. Elle m’a chargé de vous embrasser.
Elle repensa à Cater Street, à la peur qui s’était insinuée dans leur existence, tel un poison lent et inexorable. Et elle exprima la première crainte qui lui vint à l’esprit :
— Vous ne croyez pas que George ait... qu’il y soit pour quelque chose ?
Son visage s’allongea.
— Ciel, non ! Bien sûr que non !
Elle retourna auprès du fourneau et piqua sauvagement les pommes de terre pour voir si elles étaient cuites. Deux d’entre elles tombèrent en morceaux. Elle aurait voulu les injurier, mais se retint de le faire devant son mari. S’il aimait à la considérer comme une jeune femme bien élevée, autant ne pas
briser ses illusions. La cuisine était comme une course d’obstacles qu’il fallait franchir un à un. Et elle était encore suffisamment éprise de Pitt pour quêter son approbation. Sa mère lui avait appris à diriger une maison et à veiller à l’exécution des tâches domestiques, mais elle n’avait pas prévu que, de par son mariage, Charlotte en serait réduite à faire la cuisine elle-même. L’expérience n’était pas dépourvue de difficultés. Mais il fallait rendre justice à Pitt : il se moquait rarement d’elle et n’avait perdu patience qu’une seule fois.
— Votre dîner est presque prêt, annonça-t-elle, emportant la casserole vers l’évier. Emily va bien?
— Elle en a l’air, répondit-il, se perchant sur le bord de la table. J’ai rencontré sa tante Vespasia. Vous la connaissez?
— Non. On n’a pas de tante Vespasia dans la famille. Elle doit être du côté de George.
— Elle aurait dû être du vôtre, déclara-t-il avec un soudain sourire. Elle incarne exactement ce que vous risquez d’être à soixante-dix ou quatre-vingts ans.
De surprise, elle lâcha la casserole et se tourna vers lui. Les basques pendantes, il ressemblait à quelque énorme oiseau immobile.
— Et ça ne vous a pas consterné? Je m’étonne même que vous soyez rentré à la maison !
— Elle est épatante, fit-il en riant. J’ai eu l’impression d’être un parfait imbécile. Elle affirme précisément ce qu’elle pense, sans sourciller.
— Pas moi! se défendit-elle. Je dis tout, c’est plus fort que moi, mais après, je ne sais plus où me mettre.
— Ça vous passera quand vous aurez soixante-dix ans.
— Descendez de la table. J’en ai besoin pour poser les légumes.
Il se leva docilement.
— Qui d’autre avez-vous vu? reprit-elle, une fois qu’ils se furent installés pour dîner dans la salle à manger. Emily m’a déjà parlé de ses voisins, mais je ne suis jamais allée là-bas.
■— Vous tenez vraiment à le savoir?
— Évidemment!
Quelle question saugrenue !
— Si quelqu’un a été violé et assassiné à deux pas de chez Emily, ça me concerne également. Ce n’est pas Jessamyn je-ne-sais-quoi, par hasard?
— Non. Pourquoi?
—
Weitere Kostenlose Bücher