Le Crime De Paragon Walk
cet autre moi-même.
Je suis navré pour Fanny, sincèrement navré. Ça, je sais que c’est moi.
Mais si je l’ai tuée, ou si j’ai tué Fulbert, c’était mon autre moitié, quelqu’un que je ne connais pas. Au moins, il mourra avec moi.
Pitt reposa la lettre. Il avait l’habitude de ces accès de pitié, de cette douleur sourde et profonde contre laquelle il n’existait pas de remède.
Il ressortit sur le palier. La police était déjà à la porte d’entrée. Il y aurait maintenant le long rituel de l’examen médical, de la fouille parmi ses effets personnels, de la consignation des aveux. Mais il n’avait pas l’impression d’avoir accompli quelque chose.
Ce soir-là, en rentrant, il en parla à Charlotte, non pour soulager sa conscience, mais parce que cela concernait Emily.
Pendant quelques instants, elle garda le silence, puis elle s’assit très lentement.
— Pauvre homme, souffla-t-elle. Pauvre âme égarée !
Il s’assit en face d’elle et, en la regardant, s’efforça de chasser Hallam et tout ce qui touchait à Paragon Walk de son esprit. Longtemps, ils restèrent ainsi sans mot dire, et il se sentit mieux. Il se prit à penser à ce qu’ils pourraient faire, maintenant que l’enquête était terminée et qu’il allait s’offrir un moment de répit. Jemima était assez grande pour ne pas s’enrhumer : ils pourraient faire une excursion en bateau, voire même pique-niquer sur la berge, si le temps le permettait. Voilà qui devrait plaire à Charlotte. Il l’imaginait déjà, les jupes étalées dans l’herbe, la chevelure brillant comme une châtaigne polie au soleil.
L’année prochaine, s’ils faisaient attention au moindre penny, ils pourraient même partir quelques jours à la campagne. Jemima serait alors en âge de marcher. Elle découvrirait toutes les merveilles — petites mares d’eau dans les pierres, fleurs sous les haies, nids d’oiseaux — que lui-même avait connues dans son enfance.
— Croyez-vous que c’est la mort de sa femme qui l’a conduit à la folie?
La voix de Charlotte le tira de sa rêverie, le ramenant brutalement à la réalité.
— Comment?
— La mort de sa femme, répéta-t-elle. Croyez-vous que, rongé par le chagrin et la solitude, il s’est mis à boire jusqu’à en devenir fou?
— Je ne sais pas.
II n’avait pas envie d’y penser.
— Peut-être. Il y avait de vieilles lettres d’amour parmi ses affaires. Apparemment, elles ont été lues et relues : pages écornées, une ou deux déchirures. Elles sont d’un caractère très intime, très possessif.
— Je me demande comment elle était. Elle est morte avant qu’Emily ne s’installe là-bas; elle ne la connaissait donc pas. Comment s’appelait-elle?
— Aucune idée. Elle n’a pas pris la peine de signer ses lettres. Elle devait les laisser à son intention un peu partout dans la maison.
Charlotte eut un petit sourire triste et crispé.
— C’est horrible, d’aimer quelqu’un aussi intensément, puis de le perdre. Sa vie a dû être brisée ce jour-là. J’espère, si je meurs, que vous garderez un souvenir de moi, mais pas de cette façon-là...
Cette idée, terrifiante, plongea la pièce dans une nuit noire, vide et immense, infinie, glacée comme la distance jusqu’aux étoiles. Pitt fut submergé de compassion pour Hallam. Il n’avait pas de mots pour l’exprimer, rien que la douleur.
Charlotte vint s’agenouiller devant lui et lui prit les mains avec douceur. Son visage était lisse, et il sentait la chaleur de son corps. Elle ne dit rien, ne chercha pas à le réconforter, mais la force qui émanait d’elle dépassait son entendement.
C’était quelques jours avant la visite d’Emily. Lorsqu’elle parut, dans un nuage de mousseline à pois, Charlotte pensa qu’elle ne l’avait encore jamais vue aussi rayonnante. Sa taille s’était notablement alourdie, mais elle avait un teint de pêche, et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau.
— Tu es resplendissante ! déclara Charlotte spontanément. Tu devrais avoir des enfants tout le temps.
Emily grimaça affreusement, mais c’était pour rire, elles le savaient toutes les deux. S’installant sur une chaise de cuisine, elle réclama une tasse de thé.
— C’est fini, annonça-t-elle, péremptoire. Cette partie-là, du moins.
Charlotte se retourna lentement, ses propres pensées prenant forme au moment même où
Weitere Kostenlose Bücher