Le Crime De Paragon Walk
alors il habite ici et choisit ses proies parmi
ses semblables… quoi de plus naturel ?
La voix était douce, légère, mais définitivement masculine.
Tout le monde pivota dans un même mouvement, pour voir
Fulbert Nash sur l’herbe à deux mètres d’elles, une coupe de sorbet à la main.
— Bonjour, Selena, Lady Ashworth, Miss
Lucinda, Miss Laetitia.
Il regarda Charlotte en haussant les sourcils.
— Ma sœur, Mrs. Pitt, fit Emily avec raideur. Ce que vous
dites là est effroyable, Mr. Nash.
— Le crime lui-même est effroyable, madame. La vie
aussi peut être effroyable, n’avez-vous pas remarqué ?
— Pas la mienne, Mr. Nash !
— Comme c’est charmant, fit-il, s’asseyant en face d’elles.
Emily cligna des yeux.
— Charmant ?
— C’est une qualité très reposante chez les femmes. Cette
faculté de voir seulement le bon côté des choses. C’est ce qui rend leur
compagnie si apaisante. N’est-ce pas, Mrs. Pitt ?
— Moi, je trouve que ça engendre énormément d’incertitudes,
répondit Charlotte avec franchise. On ne peut jamais savoir si l’on est
confronté à la vérité ou non. Personnellement, je passerais mon temps à me
demander ce qu’on me cache.
— Aussi, telle Pandore, vous ouvririez la boîte et
laisseriez les calamités s’abattre sur le monde.
Il la regarda par-dessus son sorbet. Il avait de très belles
mains.
— C’est très déraisonnable de votre part. Il y a des
tas de choses qu’il vaut mieux ne pas savoir. Nous avons tous nos secrets.
Ses yeux firent le tour du petit groupe.
— Même à Paragon Walk. « Si un homme dit qu’il est
sans péché, il se leurre. » Vous ne vous attendiez pas à ce que je vous
cite les Écritures, n’est-ce pas, Lady Ashworth ? Si vous vous promenez
dans la rue, Mrs. Pitt, votre œil nu verra des maisons superbes, pierre sur
pierre, mais votre œil spirituel, si vous en avez un, verra une rangée de
sépulcres blanchis. Pas vrai, Selena ?
Avant que cette dernière ne pût réagir, ils entendirent un
cliquetis – la bonne apportait d’autres sorbets sur un plateau – et, se retournant,
aperçurent une splendide créature qui traversait la pelouse : elle
semblait presque flotter tandis que la brise tiède remuait la soie blanche et
vert d’eau de sa robe. Le visage de Selena se durcit.
— Jessamyn, quel plaisir de vous voir ! Je ne
pensais pas que vous auriez la force de sortir. Je vous admire, ma chère. Venez
que je vous présente la sœur d’Emily, Mrs. Pitt de…
Elle haussa les sourcils, mais personne ne lui répondit. Il
y eut un bref échange de salutations.
— Quelle jolie robe ! reprit Selena, se tournant à
nouveau vers Jessamyn. Il n’y a que vous pour pouvoir porter une couleur aussi…
anémique. Sur moi, ce serait un vrai désastre, tellement… tellement défraîchi !
Charlotte regarda Jessamyn. À en juger par son expression, elle
avait parfaitement saisi le sens de ce sous-entendu. Mais elle fit preuve d’un
sang-froid remarquable.
— Ne vous désolez pas, chère Selena. On ne peut pas
toutes porter la même chose, mais il y a sûrement des couleurs qui vous iraient
à merveille.
Elle contempla la magnifique robe de Selena, lavande garnie
de dentelle parme.
— Peut-être pas celle-ci, dit-elle lentement. Avez-vous
déjà essayé quelque chose de plus frais, du bleu par exemple ? C’est très
flatteur pour un teint florissant par ce temps de canicule.
Selena était furieuse. Ses yeux lançaient des éclairs ;
Charlotte fut surprise et quelque peu décontenancée par la haine qu’elle lut
dans son regard.
— Nous fréquentons trop souvent les mêmes lieux, fit
Selena entre ses dents. Je ne voudrais surtout pas qu’on me soupçonne de singer
vos goûts… en quoi que ce soit. L’originalité avant tout, ne croyez-vous pas, Mrs.
Pitt ?
Et elle se tourna vers Charlotte. Qui, obnubilée par la robe
retouchée, hérissée d’épingles, d’Emily, ne sut que répondre. Elle était toujours
sous le coup de la haine qu’elle avait entrevue et de l’odieuse remarque de
Fulbert Nash sur les sépulcres blanchis.
Étrangement, ce fut Fulbert qui vint à sa rescousse.
— Jusqu’à un certain point, dit-il nonchalamment. À force
d’être original, on devient bizarre et on finit carrément excentrique. N’êtes-vous
pas de mon avis, Miss Lucinda ?
Miss Lucinda renifla et s’abstint de tout commentaire.
Emily et Charlotte s’excusèrent peu
Weitere Kostenlose Bücher