Le Crime De Paragon Walk

présenter ma sœur, Charlotte Pitt, qui est venue me rendre visite.
    Sans bouger, Selena inspecta Charlotte avec une curiosité à
peine déguisée. Cette dernière eut la désagréable impression que rien n’avait
échappé à son regard, depuis ses plus beaux souliers passablement élimés jusqu’à
la dernière épingle de sa robe.
    — Vous m’en voyez charmée, dit Selena enfin. C’est très…
    Elle jeta un nouveau coup d’œil sur les souliers de
Charlotte.
    — … très aimable à vous d’être venue. Je suis sûre que
nous apprécierons le plaisir de votre compagnie.
    Charlotte sentit la moutarde lui monter au nez. Par-dessus
tout, elle détestait qu’on la traite de haut.
    — J’espère apprécier le plaisir de la vôtre, répondit-elle
avec un sourire froid.
    Le coup porta, et la pression des doigts d’Emily sur son
bras prouva qu’elle aussi avait reçu le message.
    — Il faudra venir dîner à la maison un de ces jours, poursuivit
Selena. Ces soirées d’été sont si belles qu’on mange souvent dehors. Les
fraises sont absolument délicieuses cette année, ne trouvez-vous pas ?
    Les fraises étaient largement au-dessus du budget de Charlotte.
    — Tout à fait, acquiesça-t-elle. Ce doit être le soleil.
    — Peut-être.
    Nullement intéressée par leur provenance, Selena regarda
Emily.
    — Asseyez-vous donc. Vous prendrez bien un rafraîchissement,
vous devez avoir terriblement chaud…
    Charlotte vit le visage d’Emily se crisper ; elle avait,
en effet, les joues rouges.
    — Que diriez-vous d’un sorbet ? fit Selena en
souriant. Et vous-même, Mrs. Pitt ? Quelque chose de rafraîchissant ?
    — Comme pour vous, Mrs. Montague, dit Charlotte avant
qu’Emily n’ouvre la bouche. Je ne voudrais pas vous causer du dérangement.
    — Ça ne me dérange nullement, riposta Selena d’un ton revêche.
    Elle agita une petite clochette sur la table, dont le son
aigrelet fit surgir une bonne en tablier empesé. Après lui avoir donné des
ordres détaillés, Selena se tourna à nouveau vers Emily.
    — Avez-vous vu la pauvre Jessamyn ?
    Emily s’assit dans un fauteuil blanc en fer forgé, et
Charlotte se percha à côté d’elle, avec précaution, pour ne pas faire sauter
une épingle.
    — Non, répondit Emily. J’ai laissé ma carte, évidemment,
ainsi qu’un petit mot de condoléances.
    Selena s’efforça en vain de cacher sa déception.
    — Pauvre âme, murmura-t-elle. Elle doit être au
trente-sixième dessous. C’est tout simplement inconcevable ! Moi qui
espérais tant avoir de ses nouvelles par vous !
    Emily comprit que Selena ne l’avait pas revue non plus et qu’elle
mourait de curiosité.
    — Je préfère ne pas y penser, dit-elle avec un frisson.
Tout le monde doit la plaindre, sans exception. On lui rendra sûrement tous
visite dans les semaines à venir ; le contraire serait inhumain. Même les
gentlemen. C’est le moins qu’on puisse faire pour la consoler.
    Les narines du petit nez pointu de Selena palpitèrent.
    — Je ne vois pas comment on peut se consoler quand
votre propre belle-sœur a été violée pratiquement devant votre porte et qu’elle
est rentrée en titubant pour mourir dans vos bras.
    Son ton contenait un reproche implicite à l’adresse d’Emily.
    — Je crois que je me serais retirée du monde si ça m’était
arrivé à moi. J’aurais peut-être même perdu la raison.
    Cela fut dit avec conviction, comme si un sort semblable
avait déjà frappé Jessamyn.
    — Bonté gracieuse ! fit Emily, affectant la
consternation. Vous n’imaginez tout de même pas que ça va se reproduire ! J’ignorais
totalement que vous aviez une belle-sœur.
    — Je n’en ai pas, siffla Selena. Je dis simplement que
je comprends la pauvre Jessamyn, et qu’il ne faut pas lui en vouloir. Ne nous
formalisons pas si elle nous paraît un peu perturbée… moi, je le serais, en
tout cas.
    — J’en suis tout à fait convaincue, ma chère, roucoula
Emily, se penchant en avant. Jamais vous ne causeriez volontairement du tort à
quelqu’un.
    Charlotte se demanda si Emily ne la rendait pas responsable
d’un nombre considérable d’« accidents ».
    — Ce doit être très dur de trouver les mots justes, hasarda-t-elle.
Pour ma part, je ne saurais pas si le fait d’éviter le sujet serait perçu comme
de l’indifférence envers sa douleur ; d’un autre côté, l’aborder risque de
passer pour de la curiosité, ce qui serait