Le Crime De Paragon Walk
occupée à observer les autres et à se
demander à quoi elle ressemblait dans la robe de tante Vespasia.
Au moins, quelqu’un était venu là spécialement pour Fanny, quelqu’un
qui déplorait sincèrement sa mort.
Emily n’avait personne à qui faire part de ses sentiments. Tante
Vespasia jugeait ce type de préoccupations mauvais pour elle. Cela donnerait un
bébé mélancolique, disait-elle. Et George ne voulait même pas en entendre
parler. En fait, il se mettait en grands frais pour éviter d’aborder le sujet.
Le voisinage tout entier semblait décidé à oublier cet
épisode, comme si Fanny était simplement partie en vacances et devait rentrer d’un
jour à l’autre. L’existence reprit son cours normal, dans les limites de la
bienséance : ainsi, on continua à porter des tenues sobres ; le
contraire eût été une faute de goût. Cependant, par un accord tacite, on
considérait qu’une stricte observance du deuil rappelait trop les circonstances
scabreuses de cette mort : ce serait donc vulgaire, voire insultant pour
certains.
La seule exception, c’était Fulbert Nash qui ne reculait
jamais devant l’insulte. Parfois même, il y prenait positivement plaisir. Il
distillait ses insinuations rusées, subtiles, sur presque tout le monde. Rien
de significatif, pas de quoi le confronter directement ; néanmoins, une
rougeur subite prouvait qu’il avait visé juste. Peut-être faisait-il allusion à
quelques vieux secrets : il y en avait forcément, dont on avait honte ou
que l’on ne tenait pas à divulguer à ses voisins. Ces secrets n’étaient
probablement pas tant coupables que tout simplement ridicules. Mais personne n’avait
envie de devenir un objet de risée ; d’aucuns se donnaient même énormément
de peine pour y échapper. Le ridicule pouvait être aussi fatal pour les
ambitions sociales que la révélation de n’importe quel péché véniel.
Une semaine avait passé depuis l’enterrement, et la chaleur
n’était toujours pas retombée, quand Emily se décida finalement à aller voir
Charlotte pour lui demander ce que faisait la police. Il y avait eu d’autres
interrogatoires, principalement des domestiques, mais si quelqu’un était
suspecté ou bien définitivement blanchi, elle n’en avait pas eu vent.
Après avoir expédié un mot à Charlotte la veille pour la prévenir
de sa visite, elle mit une robe de mousseline vieille d’un an et fit demander
son équipage. En arrivant, elle dit au cocher de tourner au coin de la rue et d’attendre
deux heures pile avant de revenir la chercher.
Elle trouva Charlotte prête à la recevoir et occupée à
préparer le thé. La maison était plus petite que dans son souvenir, et les
tapis paraissaient plus usés, mais elle avait l’air habitée, et cela lui
conférait un certain charme, agrémenté d’une odeur de cire et de roses.
Assise par terre, Jemima roucoulait dans son coin en
édifiant une tour précaire avec des cubes de couleur. Dieu merci, apparemment
elle allait tenir davantage de Charlotte que de Pitt !
Après les salutations d’usage, tout à fait sincères – dernièrement,
Emily en était venue à apprécier de plus en plus l’amitié de Charlotte –, elle
passa directement aux nouvelles de Paragon Walk.
— Plus personne n’en parle ! déclara-t-elle fougueusement.
En tout cas, pas à moi. Comme s’il n’était rien arrivé. C’est comme à table, quand
quelqu’un émet un bruit inconvenant… un moment de silence gêné, puis la
conversation reprend un ton au-dessus, histoire de montrer qu’on n’a rien
remarqué.
— Et les domestiques, ne causent-ils pas ? demanda
Charlotte, s’affairant avec la bouilloire. En général, ils discutent de ces
choses-là entre eux. À l’insu du majordome. Maddock n’était jamais au courant, lui.
Un instant, le souvenir de Cater Street lui revint
clairement en mémoire.
— Mais interroge une femme de chambre, et elle te
racontera tout.
— Je n’y avais pas pensé, avoua Emily.
Quelle négligence stupide ! À Cater Street, elle n’aurait
pas attendu Charlotte pour le faire.
— À mon avis, je vieillis. La plupart du temps, maman
en savait deux fois moins que nous. Ils avaient tous peur d’elle. Peut-être que
mes femmes de chambre me craignent. Et elles sont terrorisées par tante
Vespasia !
Cela, Charlotte voulait bien le croire. La personnalité de
tante Vespasia mise à part, parmi ceux qui s’efforçaient de grimper dans
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