Le Dernier Caton
tournait. La tapisserie se mouilla et devint collante. J’aurais donné n’importe quoi pour boire encore, mais les effets de la déshydratation conjugués à mon terrible état de faiblesse ne me permettaient pas de bouger. D’innombrables petits filets de sang s’écoulaient de mes blessures pour aller former de petits lacs sur le sol.
— Bois, Ottavia, entendis-je Farag dire de très loin, bois, mon amour, bois.
On approcha une coupe de mes lèvres. Mes oreilles bourdonnaient. J’entendais les notes interminables de centaines d’ocarinas. Je me souviens d’avoir entrouvert les yeux juste avant de m’évanouir. Le capitaine gisait à terre, inconscient, le corps encore couvert de sangsues, près d’un banc de pierre. Farag, qui se trouvait devant moi, le visage pâle et creusé, fut ma dernière vision.
Nous fumes très faibles pendant une semaine. Les hommes qui s’occupaient de nous s’efforçaient de nous faire boire et de nous nourrir de ce qui semblait être une purée de légumes. Mais, même ainsi, il nous fallut beaucoup de temps pour récupérer de cette hémorragie sauvage. Mes périodes d’inconscience étaient longues et je me souviens d’avoir eu des moments de délire et d’étranges hallucinations dans lesquels les choses les plus absurdes paraissaient logiques et possibles. Quand les hommes nous donnaient à manger ou à boire, j’ouvrais légèrement les yeux et apercevais un toit de roseaux à travers lequel filtraient les rayons du soleil. Je ne savais pas si cette image était réelle ou faisait partie de mes rêves mais, comme je n’étais pas moi-même non plus, finalement cela n’avait pas d’importance.
Le deuxième ou troisième jour, je ne saurais le dire, je compris que nous étions sur un bateau. Les oscillations et le clapotis de l’eau contre la coque près de ma tête ne faisaient plus partie de mes cauchemars. Je me souviens aussi d’avoir cherché Farag du regard et de l’avoir trouvé, endormi à côté de moi, mais je n’avais pas assez de forces pour me redresser et m’approcher de lui. Dans mes rêves je le voyais nimbé d’une lumière orangée et l’entendais dire d’une voix triste : « Vous, au moins, vous avez la consolation de croire que dans peu de temps une nouvelle vie commencera pour vous. Moi, je vais dormir pour toujours. » Je tendais mes bras vers lui pour l’étreindre, lui demander de ne pas m’abandonner, qu’il ne s’en aille pas, qu’il revienne avec moi. Lui, avec un sourire plein de nostalgie, me disait qu’il avait eu longtemps peur de la mort, mais qu’après il avait découvert qu’en se couchant chaque nuit et en dormant, il mourait aussi un peu. Le processus était le même. Son image disparaissait alors.
Nous avions certainement frôlé la mort. Tandis que l’eau, la bière et les bouillies, qui contenaient des miettes de poisson, remplissaient leur fonction dans nos corps affaiblis, le bateau jeta l’ancre, une nuit, près de la plage. Les hommes nous transportèrent comme des colis jusqu’à terre avant de nous reposer dans la charrette d’un vendeur de shai nana. Je reconnus l’odeur de thé noir et de menthe, et vis la lune, de cela je suis sûre, un croissant de lune dans un ciel étoilé.
Quand je repris conscience, nous étions de nouveau en mer, mais sur une embarcation différente, plus grande, plus stable. Je me soulevai péniblement parce que je voulais voir Farag et comprendre ce qui se passait. Nous étions entourés de cordes, de vieilles voiles et de montagnes de filets qui sentaient le poisson pourri. Mes compagnons gisaient à mes côtés, profondément endormis, recouverts jusqu’au cou, comme moi, par une fine toile de lin jaune qui nous protégeait des mouches. L’effort fut trop épuisant et je retombai sur ma couche. La voix d’un des hommes qui s’occupaient de nous cria quelque chose dans une langue qui ne ressemblait pas à l’arabe, et que je ne pus reconnaître. Avant de m’endormir de nouveau, je crus saisir le mot Nubiya ou Nubia, mais impossible d’être sûre.
Après de nombreux et courts réveils qui ne correspondaient jamais avec ceux de mes compagnons, je parvins à la conclusion que la nourriture devait contenir autre chose que du poisson, car cette façon de dormir n’était pas naturelle. Nous étions suffisamment rétablis pour que demeurer ainsi endormis pendant tant d’heures ne fut pas suspect. J’avais peur néanmoins d’être affamée, aussi
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