Le Dernier Caton
m’avaient mordue, mais plus je tirais, moins elle me lâchait. Sa bouche ronde comme une ventouse devait exercer une succion très forte.
— On ne peut les enlever qu’avec le feu.
— Comment ? dis-je angoissée, des larmes de dégoût et de désespoir coulant sur mes joues. On va se brûler !
Mais le capitaine était déjà monté sur un des bancs et, en s’étirant de son mieux, avait saisi une torche. Il s’approcha de moi d’un pas décidé, avec un regard de fanatique qui me fit reculer, horrifiée. J’éprouvai un haut-le-cœur quand, en m’appuyant sur le mur, je sentis que j’écrasais une masse visqueuse et élastique de ces vers qui me suçaient le sang dans le dos. Je ne pus me retenir et vomis sur le magnifique tapis mais, avant que j’aie eu le temps de récupérer, le capitaine appliquait la flamme sur mon corps. Les animaux commencèrent à se décoller comme des fruits mûrs. Je brûlais, la douleur était telle que je ne pus résister. Mes cris se transformèrent en hurlements quand il recommença la manœuvre.
Pendant ce temps, les sangsues sur le corps de mes compagnons ne cessaient de grossir. Elles s’arrondissaient et gonflaient par la tête. La partie inférieure, la queue, était aussi fine et mince qu’un lombric. J’ignorais quelle quantité de sang peuvent avaler ces bêtes, mais elles étaient collées sur nos corps en nombre tel que nous devions avoir perdu beaucoup de sang.
— Arrêtez, capitaine ! cria soudain Farag en apparaissant avec une coupe d’albâtre dans la main. Je vais essayer autre chose !
Il plongea les doigts dans la coupe et les sortit trempés. Ils sentaient le vinaigre. Il en imprégna une sangsue que j’avais sur la jambe. L’animal se tordit comme un démon aspergé d’eau bénite et lâcha prise.
— Il y a du vin, du vinaigre et du sel sur la table. Mélangez-les et frottez-vous le corps avec, conseilla Farag.
Il poursuivit sa tâche. Les sangsues tombèrent à terre l’une après l’autre. Heureusement qu’il avait trouvé cette solution de rechange car j’avais très mal aux endroits où le capitaine avait appliqué la torche, comme si l’on m’avait planté des couteaux. Mais pourquoi les morsures des sangsues étaient-elles indolores ? Je n’avais même pas remarqué leur présence. Seule me rendait malade la vision de nos corps parsemés de lombrics noirs.
Glauser-Röist, au lieu de s’appliquer la mixture qu’il avait préparée, s’approcha de Farag et décolla une par une les bêtes sur son dos. Elles étaient devenues aussi grosses que des souris. Le sol était jonché de sangsues qui se trémoussaient lourdement, et pourtant leur nombre ne paraissait pas diminuer sur nous. Quand elles tombaient, au centre de la marque rougie qu’elles laissaient, on distinguait trois coupures en formes d’étoiles d’où le sang coulait en abondance. C’est-à-dire que non seulement ces bêtes suçaient, mais mordaient aussi et disposaient pour cela de trois files de dents acérées.
— Le feu serait plus efficace, dit le capitaine. Je crois que la morsure d’une sangsue saigne assez longtemps. Il permettra de cicatriser. Souvenez-vous des vers de Dante, l’ange qui indique la sortie est rouge et brillant.
— Non, Kaspar, croyez-moi, je connais ces bêtes, j’en vois depuis que je suis tout petit. Il y en a beaucoup à Alexandrie, sur la plage, sur les rives du Mareotis. Il n’y a pas moyen d’arrêter l’hémorragie. Leur salive est un anesthésiant très fort et un puissant anticoagulant. La blessure saigne pendant douze heures.
Farag parlait tout en restant très concentré sur les sangsues qu’il m’enlevait une par une.
— Il faudrait faire des brûlures très profondes pour arrêter le sang, et nous n’allons pas nous cautériser tout le corps ! Le seul moyen efficace, c’est de retirer ces bêtes, qui peuvent avaler jusqu’à dix fois leur poids.
J’avais très soif soudain, et la bouche sèche. Je ne cessais de fixer des yeux l’eau et le karkadé qui se trouvaient sur la table. Le capitaine, qui avait encore une cinquantaine de sangsues sur lui, s’approcha d’un pas vacillant vers les coupes et nous en apporta une à chacun. Puis il but à son tour, comme un chameau assoiffé, incapable de se contrôler. Farag retira ma dernière sangsue et se dépêcha de secourir Glauser-Röist qui, blanc comme un linge, chancelait sur ses jambes. Je m’appuyai contre le mur, alors que ma tête
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