Le Dernier Caton
continuai-je à avaler ces bouillies et à boire ce que les hommes m’apportaient. C’étaient des êtres assez singuliers, d’ailleurs.
Pour tout vêtement, ils portaient des pagnes qui se détachaient bizarrement sur leur peau sombre. Sous les effets de la drogue, je délirais, en revivant la transfiguration de Jésus sur le mont Thabor, quand ses habits prirent une blancheur fulgurante et un éclat intense alors qu’on entendait une voix depuis le Ciel qui disait « Voici mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ». Les hommes avaient la tête couverte d’un fin mouchoir blanc qu’ils retenaient sur la nuque avec une corde dont ils laissaient pendre les extrémités sur leurs épaules. Ils parlaient très peu entre eux et je ne comprenais rien à leur langue étrange. Les rares fois où je leur adressai la parole, pour leur demander quelque chose ou voir si j’étais encore capable d’articuler un mot, ils me répondirent en secouant les mains dans l’air en signe de dénégation et en me répétant avec un sourire Guiiz, guiiz. Ils se montraient toujours aimables et me traitaient avec beaucoup de considération, en me donnant à manger ou à boire avec une délicatesse toute maternelle. Ce n’étaient pas des stavrophilakes, car leurs corps étaient dépourvus de toute scarification. Le jour où je me rendis compte de ce détail, je ne sais pas très bien comment, je me rassérénai en me disant que, s’il s’était agi de bandits ou de terroristes, ils nous auraient déjà tués, et qu’en définitive tout cela devait répondre aux plans tordus de la confrérie. Comment sinon serions-nous arrivés entre leurs mains depuis Kom el-Shoqafa ?
Nous changeâmes cinq fois d’embarcation, toujours de nuit, avant de faire un long chemin sur la terre ferme dans la remorque d’un vieux camion qui transportait du bois. Nous ne quittâmes pas la rive du fleuve car de l’autre côté, à peu de distance derrière la rangée obscure de palmiers, on devinait l’immensité vide et froide du désert. Je me souviens d’avoir pensé que nous remontions le Nil vers le sud ; ces changements périodiques de bateau n’avaient de sens que s’il s’agissait de dépasser les dangereuses cataractes qui fragmentaient son cours. Si ma supposition était juste, nous devions alors nous trouver au Soudan. Mais… et l’épreuve d’Antioche ? Si nous nous dirigions en effet vers le sud, nous nous éloignions de notre objectif suivant…
Enfin, un jour, ils cessèrent de nous droguer. Je me réveillai définitivement en sentant les lèvres de Farag sur les miennes. Je n’ouvris pas les yeux. Je me laissai bercer par la douce sensation du sommeil et de ses baisers.
— Basileia …
— Je suis réveillée, murmurai-je.
Son regard bleu profond m’enveloppait de douceur. Il paraissait fatigué, mais plus beau que jamais. En revanche, je n’exagère pas en disant qu’il sentait aussi mauvais que les filets de pêche qui se trouvaient près de nous.
— Combien de temps sans entendre ta voix…, dit-il en continuant à m’embrasser. Tu dormais toujours.
— Ils nous ont drogués, Farag.
— Je sais, mais ils nous ont bien traités, et c’est le plus important.
— Comment te sens-tu ? lui demandai-je en lui caressant le visage.
Sa barbe blonde avait poussé.
— Parfaitement bien. Ces types deviendraient riches s’ils commercialisaient les drogues qu’ils utilisent pour les épreuves.
Je m’aperçus alors que la cabine de cette nouvelle et luxueuse embarcation était faite de papier et laissait passer lumière et bruits.
— Où est le capitaine ?
— Là, me dit-il avec un geste du menton. Il dort encore. Mais je pense qu’il ne va pas tarder à se réveiller. Ils ont volontairement cessé de nous droguer. Il va se passer quelque chose.
Il n’avait pas encore fini de parler quand le petit rideau de lin qui couvrait un côté du compartiment se plia pour laisser passer les hommes qui avaient pris soin de nous. Curieusement, bien que je fusse capable de les reconnaître, j’eus l’impression de les voir pour la première fois, comme si auparavant ma vue avait été troublée par des ombres qui les faisaient paraître irréels. Ils étaient grands et maigres et avaient tous une courte barbe soignée qui leur donnait un aspect farouche.
— Ahlan wahsalan , dit celui qui paraissait être le chef, en s’asseyant en tailleur d’un mouvement agile et naturel.
Ses compagnons restèrent
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