Le Dernier Caton
C’était horrible. La barbe de Farag et celle du capitaine ondulaient doucement sous l’air chaud. Une rumeur étouffée sortait de ce lac rouge et crépitant.
Nous parvînmes au centre. À cet instant, les jeunes hommes qui avaient préparé le cercle recouvrirent le chemin de braises qu’ils assemblèrent et lissèrent. Comme des animaux encerclés, nous regardâmes, étourdis, le groupe lointain que formaient les Anuak. On aurait dit des fantômes impassibles, des juges sans pitié qu’illuminait une splendeur infernale. Personne ne bougeait, tout le monde semblait retenir son souffle et nous encore plus, qui sentions l’air ardent entrer dans nos poumons.
Soudain un chant étrange surgit de la multitude, une cadence primitive qu’au début les crissements du bois rouge vif ne me permirent pas d’entendre avec clarté. C’était une seule phrase musicale, toujours la même, qu’ils répétaient comme une litanie lente et méditative. Le bras de Farag, qu’il avait passé autour de mes épaules, se tendit comme un câble et le capitaine s’agita, inquiet, sur ses pieds nus. Un cri émis par Mulugeta Mariam nous ramena à la réalité. Farag dit :
— Nous devons traverser le feu, sinon ils nous tueront.
— Quoi ? m’exclamai-je, horrifiée. Nous tuer ? Ils ne nous l’ont pas dit ! Mais comment veux-tu marcher là-dessus ?
Je regardai la couche de braises qui noircissaient légèrement.
— Réfléchissez, dit le capitaine. S’il faut courir, je le ferai, même si je dois terminer avec des brûlures du troisième degré sur tout le corps. Mais, avant de me suicider, je veux savoir avec certitude qu’il n’existe aucune autre possibilité, qu’il n’y a rien dans nos cerveaux qui puisse nous aider à trouver la solution.
Je tournai la tête pour regarder Farag, qui s’était penché lui aussi vers moi, et ainsi, tout en nous observant, nous fîmes travailler nos méninges, révisant en quelques secondes toutes les leçons que nous avions apprises au long de la vie. Mais je ne trouvai rien sur la façon de marcher sans danger sur des braises. Nos visages reflétèrent une profonde déception.
— Je suis désolé, Kaspar…, s’excusa Farag.
Nous transpirions abondamment et la sueur s’évaporait aussitôt. Nous n’avions pas besoin de l’aide des Anuak pour mourir. Il suffisait de ne pas bouger, la déshydratation ferait le reste.
— Nous n’avons plus qu’à reprendre le texte de Dante, murmurai-je, mais je ne me souviens de rien qui puisse nous aider.
Un sifflement aigu fendit l’air et une lance se ficha entre mes pieds. Je crus que mon cœur allait s’arrêter.
— Bon sang ! hurla Farag, furieux. Laissez-la tranquille ! Visez-moi plutôt !
Le chant monotone de la foule se fit plus puissant et on l’entendit plus clairement. Il me sembla qu’ils chantaient en grec, mais je me dis que je devais avoir une hallucination auditive.
— Le texte de Dante, répéta le capitaine, la solution se trouve peut-être là.
— Mais la seule chose qu’il dit, c’est qu’il se serait jeté sur du verre bouillant pour se rafraîchir.
— C’est juste.
On entendit un nouveau sifflement se rapprocher dangereusement et le capitaine s’interrompit. Une lance se ficha au sol dans le petit creux que formaient nos trois paires de pieds. Farag devint fou et lança, en arabe, un flot d’insultes qu’heureusement je ne pus comprendre.
— Ils ne veulent pas encore nous tuer ! dit-il, très exalté. Sinon, ils l’auraient déjà fait. Ils nous incitent juste à commencer !
La phrase musicale augmenta d’intensité. On percevait clairement les voix des Anuak : Makarioi oi kazaroi ti kardia.
— « Heureux les cœurs purs » ! m’exclamai-je. Ils chantent en grec.
— Comme l’ange dans La Divine Comédie, dit Farag en se tournant vers le capitaine qui se contenta de hocher la tête, encore sous le choc de la lance jetée à ses pieds. La solution doit se trouver dans les vers de Dante. Aidez-nous, Kaspar, que dit Dante du feu ?
— Voyons…, balbutia Glauser-Röist. Mais rien, bon sang ! Rien ! répéta-t-il, désespéré. La seule chose qui repousse le feu est le vent.
— Le vent ? dit Farag en essayant de se souvenir du texte.
— « À cet endroit, le rocher lance des flammes, et la corniche exhale vers le haut un vent qui les repousse et les éloigne », récita le capitaine.
Une étrange image mentale, comme un dessin animé, se
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