Le Dernier Caton
d’estomac, qui me parut élastique et plus doux. Et, pour finir, une tranche entière de foie encore chaud, qui me tacha de sang le menton et les commissures des lèvres. Ces délices paraissaient enchanter les Éthiopiens. Ce fut la pire expérience de ma vie, un de ces moments que l’on n’oublie jamais malgré les années. Je bus d’un trait une bière, et j’aurais fini la suivante si Farag ne m’en avait empêchée en me prenant par le poignet.
La fête dura longtemps après la fin du repas. Un groupe de jeunes filles, avec parmi elles celle qui avait tiré la barbe de Farag, entra dans le cercle et commença une danse curieuse dans laquelle elles n’arrêtaient pas de bouger les épaules. C’était incroyable. Je n’aurais jamais imaginé qu’elles puissent se remuer ainsi, à cette vitesse trépidante, comme si elles étaient disloquées. La musique était un simple rythme marqué par un tambour, auquel s’ajoutèrent d’autres jusqu’à ce que la cadence devienne hypnotique. Entre les danses et la bière, je n’avais plus tout à fait ma tête. La petite fille qui avait décidé de m’adopter se leva et s’assit entre mes jambes croisées, comme si j’étais un fauteuil confortable et elle, une petite reine. Cela m’amusait de la voir arranger avec soin le voile qui lui couvrait la tête, si long qu’il lui arrivait à la taille, de sorte que, pour finir, ce fut moi qui le plaçai convenablement sur ses cheveux noirs bouclés. À la fin, quand les danseuses eurent disparu, elle appuya son épaule sur mon estomac et s’installa confortablement. Alors le souvenir de ma nièce Isabella se ficha comme un dard dans mon cœur. Comme j’aurais voulu l’avoir auprès de moi ! Au milieu de ce village perdu d’Éthiopie, sous la lumière du croissant de lune et des flambeaux, mon esprit retourna à Palerme. Je sus que je retournerais chez moi. Je devais le faire tôt ou tard, pour essayer de changer les choses et, même si c’était inutile, ma conscience exigeait que je donne une dernière chance à mon passé avant de m’en aller pour toujours. Ce sentiment enraciné d’appartenance à un clan que ma mère m’avait inculqué, aussi tribal que celui des Anuak, m’interdisait de lâcher les amarres, même en sachant quelle lamentable famille m’était échue en partage.
Quand les tambours se turent, Berehanu Bekela s’avança lentement vers le centre de la place dans le silence le plus profond. Même les enfants cessèrent leurs jeux pour se précipiter vers leur mère. L’occasion était solennelle et mon cœur se mit à battre à tout rompre : quelque chose me disait que la véritable fête ne faisait que commencer.
Le chef du village se lança dans un long discours qui, selon ce que nous expliqua Farag en murmurant, parlait des vieilles relations qui unissaient les Anuak et les stavrophilakes. Les traductions simultanées de Mariam et de Farag laissaient beaucoup à désirer mais il fallut nous en contenter.
— Les stavrophilakes, disait Berehanu, sont arrivés par l’Atbara il y a des centaines d’années, avec de grands bateaux… Les Anuak… La parole de Dieu. Ces hommes de… la foi et nous apprirent à déplacer les pierres, à labourer… À fabriquer de la bière et à construire des bateaux et des maisons.
— Tu es sûr qu’il a dit ça ?
— Oui, et ne m’interromps pas, sinon je n’entends pas ce que dit Mariam.
— Mais alors je ne comprends pas pourquoi ils achètent de la bière en bouteille.
— Tais-toi !
— Ils firent de nous des chrétiens, poursuivit le chef, et nous apprirent tout ce que nous savons. Ils nous demandèrent seulement en échange… le secret et que nous conduisions les saints de l’Égypte jusqu’à Antioch. Nous, les Anuak, nous avons… que donna Mulualem Beleka en nom à notre peuple. Aujourd’hui trois saints… par les eaux de l’Atbara, le fleuve que Dieu remit à… Nous sommes responsables de… Et les stavrophilakes espèrent que nous fassions notre devoir.
Soudain, les gens poussèrent une ovation assourdissante et une vingtaine d’hommes se mirent debout avant de s’élancer en courant vers les maisons pour disparaître dans l’obscurité.
— Allez préparer le chemin des saints, traduisit Farag avec retard.
Tout le monde avait commencé à danser au rythme des tambours. Des mains nous saisirent, Farag, le capitaine et moi, et nous séparèrent. On nous emmena dans des maisons différentes pour nous
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