Le Dernier Caton
s’il venait de faire ses adieux à un vieil ami. Durant ces derniers mois, Dante, le plus grand poète italien de tous les temps, avait fait partie de nos vies, et ce dernier vers fuyant nous laissait brusquement un peu plus seuls.
— Je crois qu’ici s’arrête la voie de chemin de fer…, murmura Farag. J’ai l’impression que Dante nous abandonne et je me sens orphelin.
— Oui, mais lui au moins est arrivé au Paradis terrestre, il a atteint son objectif, obtenu la gloire et la couronne de laurier. Nous, dis-je en reniflant l’intense odeur de fumée, nous devons encore passer la dernière épreuve.
— Vous avez raison, professeur, allons-y ! s’exclama Glauser-Röist en se levant d’un bond.
Mais je le vis caresser en cachette la couverture usée de son exemplaire de La Divine Comédie avant de le ranger dans son sac à dos.
Le village nous accueillit avec des clameurs, des cris de joie, des applaudissements assourdissants.
— On dirait un village de cannibales qui voit arriver son dîner.
— Farag, ça suffit !
Mariam, amphitryon de la fête, traversait, telle une star de Hollywood, le couloir étroit ouvert par la multitude, entre cris, baisers, bousculades. Derrière marchait le capitaine, que les enfants Anuak regardaient à la dérobée avec des yeux pleins d’admiration et des sourires timides. Il était si blond et si grand qu’ils avaient sans doute rarement eu l’occasion de contempler un spécimen masculin aussi impressionnant. Les femmes me fixaient, pleines de curiosité. Il ne devait pas y avoir eu beaucoup de saintes qui arrivaient par l’Atbara, prêtes à accomplir la dernière épreuve du Purgatoire, et elles en tiraient une certaine fierté qui se reflétait dans leurs regards. Les yeux bleu marine de Farag firent sensation. Une jeunette de quatorze ans, poussée par ses amies du même âge qui l’entouraient en riant, s’approcha de lui et lui tira la barbe. Farag éclata de rire, absolument enchanté.
— Voilà ce qui se passe quand on ne se rase pas, dis-je à voix basse.
— Dans ce cas, je crois que je ne me raserai plus jamais de ma vie !
Je lui donnai un coup de coude dans les côtes, qui ne fit qu’augmenter sa joie. Quelle plaie !
Le chef du village, Berehanu Bekela, un homme aux énormes oreilles et aux dents gigantesques, nous souhaita la bienvenue avec tous les honneurs. Il disposa cérémonieusement quelques foulards blancs autour de nos cous pour former une épaisse et chaude étole. Puis, en suivant la ligne droite que formait le quai, il nous conduisit au centre d’une esplanade de terre autour de laquelle se trouvaient les maisons, éclairées par des torches attachées à des bouts de bois plantés dans le sol. Berehanu cria alors quelques paroles incompréhensibles et la foule poussa une clameur qui s’arrêta net quand le chef leva les bras au ciel.
Soudain la place se retrouva remplie de tabourets, de tapis, de coussins, et tout le monde s’assit, prêt à attaquer les montagnes de nourriture qui apparurent des maisons voisines sur des plateaux de bois. Ils cessèrent de faire attention à nous pour se concentrer sur les petits tas de viande qui étaient servis sur de grandes feuilles vertes en guise de plats.
Berehanu et sa famille eurent la politesse de nous servir, de leurs propres mains, un mélange de viande crue, et nous regardèrent pour voir ce que nous allions faire.
— Inkhera, inkhera, dit une ravissante petite fille de trois ans assise à côté de moi.
Mariam s’adressa à Farag et ce dernier nous regarda, le capitaine et moi, avec une expression sérieuse.
— Nous devons manger, nous n’avons pas le choix. Sinon nous insulterions gravement le chef et tout le village.
— Ne dis pas de bêtises, m’écriai-je. Je n’ai pas l’intention de manger de la viande crue !
— Ne discute pas, Basileia, et mange.
— Mais je ne peux pas manger des morceaux de je ne sais pas quoi ! dis-je avec appréhension, prenant avec les doigts quelque chose qui ressemblait à un tube de plastique de couleur noire.
— Mangez ! murmura le capitaine en glissant une poignée dans sa bouche.
La fête monta d’un cran avec la bière en bouteille. La petite fille continuait à me regarder fixement, et ce furent ses grands yeux noirs qui me poussèrent à ouvrir les lèvres et à enfourner dans ma bouche un petit bout de viande crue. J’avalai presque en entier un morceau de rognon d’antilope, puis un morceau
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