Le Dernier Caton
préparer à la cérémonie qui allait suivre. Des femmes me déshabillèrent puis me passèrent de l’eau sur tout le corps en m’aspergeant avec des rameaux de feuilles avant de me sécher avec des tissus de lin. Elles firent disparaître mes vêtements et je dus prendre la chemise blanche qu’elles me tendaient. Heureusement, elle m’arrivait aux genoux. Elles refusèrent de me rendre mes chaussures. Quand je sortis de la maison, j’eus l’impression de marcher sur des aiguilles. Je retrouvai mes compagnons dans le même état que moi. Mais je fus surprise par ma réaction en voyant Farag, car je n’étais pas encore habituée aux déconcertantes informations de mes hormones : mes yeux ne pouvaient quitter sa peau brune éclairée par les torches, ses mains aux doigts longs et doux, son corps élancé, et quand enfin nos regards se croisèrent, mon estomac se tordit en un nœud douloureux. Qu’avait-on mis dans cette maudite viande crue ?
Entre les acclamations et les coups de tambour, nous fûmes conduits par des ruelles obscures vers le lieu des grandes fumées, d’où jaillissait une inquiétante couleur pourpre. Le ciel était rempli d’étoiles ; en les contemplant avec cette perception aiguë que donne la peur, je remarquai qu’elles étaient plus claires et plus grandes que d’habitude, comme l’avait noté Dante. Farag prit ma main pour me calmer et la serra doucement, mais la peur était entrée dans mon âme à cause de tous ces préparatifs et des tambours. Je me sentais comme Jésus marchant sur le chemin du Calvaire avec la Croix sur le dos. Avec la vraie Croix, celle que les stavrophilakes récupéraient par petits bouts ? Non, certainement pas. Mais c’était à cause d’elle, même si elle était fausse, que nous nous retrouvions là. Mes jambes tremblaient, je transpirais et claquais des dents en même temps.
On nous conduisit sur une nouvelle esplanade. Tout le village s’était rassemblé là, en silence. Divers foyers épuisaient leurs dernières branches avec de grandes étincelles tandis que les jeunes garçons qui étaient partis en courant à la fin du discours de leur chef étendaient maintenant par terre un cercle de braises à l’aide de longues lances pointues. Ils en cassaient les morceaux les plus grands et lissaient la superficie, qui devait faire vingt centimètres d’épaisseur sur quatre ou cinq mètres de diamètre. Ils avaient laissé un passage découvert, une espèce de portion qui permettait d’arriver au centre. Quand Mariam adressa la parole à Farag, je n’eus pas besoin de traduction pour comprendre exactement ce qu’il disait : l’Éthiopien était à cet instant le joyeux ange de Dieu qui apparaît devant Dante au septième cercle, et lui indique qu’il doit entrer dans le couloir de feu.
Je serrai la main de Farag de toutes mes forces et posai ma joue sur son épaule, si effrayée que je pouvais à peine respirer. Je me sentais en effet comme « celui qu’on a mis dans la fosse ».
— Courage, mon amour, murmura-t-il avec un baiser.
— J’ai si peur, Farag, dis-je sans pouvoir retenir mes larmes.
— Nous allons nous en sortir, comme des autres épreuves, ne crains rien, Ottavia !
Mais j’étais inconsolable, je ne pouvais m’arrêter de claquer des dents.
— Souviens-toi, il y a toujours une solution, mon amour !
En contemplant cette immense roue de feu, cette idée me paraissait bien fantaisiste. Je voulais bien admettre que j’avais plus ou moins commis au cours de ma vie les six péchés capitaux antérieurs, mais je n’étais pas du tout prête à accepter l’idée de mourir pour un péché, la luxure, que je n’avais pas commis. Si je mourais dans ce feu, jamais je n’aurais l’occasion de pécher avec Farag, ce qui était pis encore.
— Je ne veux pas mourir, gémis-je en me serrant contre lui.
Glauser-Röist s’était approché de nous en silence et commença à réciter : « Mon fils, on peut trouver ici le tourment, mais non la mort. »
— Oh ! ce n’est pas le moment, capitaine ! m’écriai-je, amère.
Mariam insista. Nous ne pouvions rester ainsi toute la nuit. Nous devions franchir ce couloir.
Je m’avançai comme un condamné vers le gibet, soutenue par le bras ferme de Farag. À deux mètres du tapis de braises, la chaleur était insupportable. En posant le pied dans le couloir vide, j’eus le sentiment de me consumer sur place et que mon sang allait entrer en ébullition.
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