Le Dernier Caton
les résines sucrées à usage agricole et finirent par se séparer du reste du groupe.
Puis Mirsgana, Gete, Ufa et Khutenptah nous conduisirent, en faisant de grands mystères, au dernier endroit que nous devions visiter avant de retourner dîner au palais. Elles refusèrent de nous donner la moindre explication et mes compagnons et moi cessâmes de poser la moindre question, trouvant plus commode et amusant d’être des disciples obéissants et muets.
Les rues vibraient d’une vitalité chaotique. Mais on ne sentait ni précipitation ni tensions. Les gens qui savaient qui nous étions nous regardaient amicalement en nous souriant. Le monde à l’envers, pensai-je. Ou peut-être pas. Je serrais très fort la main de Farag parce que je sentais que tant de choses avaient changé autour de moi et en moi, au point d’avoir besoin de m’accrocher à quelque chose de ferme et de sûr.
La calèche tourna à un coin de rue et pénétra soudain sur une place. Au fond, derrière des jardins, on voyait un immense édifice haut de sept étages. Sa façade était constellée de vitraux de couleur ; ses nombreuses tours pointues se terminaient en de fins pinacles. Je sus que nous avions enfin atteint le but de cette aventure dans laquelle nous nous étions lancés, de manière si irréfléchie, des mois auparavant.
— Le temple de la Croix, annonça solennellement Ufa en guettant notre réaction.
Je crois que, de tous les moments vécus jusqu’alors, ce fut le plus émouvant, et le plus grandiose. Nous ne pouvions quitter des yeux ce temple, paralysés par l’émotion d’avoir enfin accédé à l’ultime étape de notre voyage. J’étais certaine que le capitaine lui-même n’avait aucune envie de réclamer la relique au nom d’intérêts qui ne nous concernaient plus. Être parvenus au cœur du Paradis terrestre après tant d’efforts, d’angoisses et de peurs, avec pour seule compagnie Virgile et Dante, avait pris une signification qui dépassait tout ce que nous pensions au départ de cette mission. Nous voulions tous les trois vivre ces moments intensément.
Nous entrâmes dans le temple, bouleversés par la grandeur du lieu, brillamment illuminé de centaines de cierges qui doraient les mosaïques et les voûtes, l’or et l’argent, la coupole bleue. Ce n’était pas une église en activité. Sa décoration la transformait en quelque chose de véritablement exceptionnel, un mélange de styles byzantin et copte, à mi-chemin entre la simplicité et l’excès oriental.
— Prenez, dit Ufa en nous tendant des mouchoirs blancs. Couvrez-vous la tête. Ici il faut montrer le plus grand respect.
Semblables aux türban ottomans, ces grands voiles se mettaient sur les cheveux en laissant tomber les extrémités, sans nœud, sur les épaules. Il s’agissait d’une ancienne forme de respect religieux qui, en Occident, avait été abandonnée depuis longtemps. Curieusement, ici, les hommes et les enfants aussi entraient coiffés du turban blanc.
Soudain, je la vis alors que j’avançais dans la nef. À l’extrémité opposée de l’entrée, il y avait une niche dans le mur ; là se trouvait une magnifique croix de bois suspendue en position verticale.
Des gens étaient assis sur des bancs placés en face d’elle ou sur des tapis au sol. Certains priaient à voix haute, d’autres en silence, d’autres encore semblaient répéter des actes sacramentels, comme ces enfants qui s’entraînaient à pratiquer des génuflexions. C’était une façon singulière d’appréhender la religion, et l’espace religieux surtout, mais les stavrophilakes nous avaient déjà beaucoup surpris. La vraie Croix, qui se trouvait maintenant en face de nous, prouvait qu’ils en étaient bien encore les gardiens.
— Elle est faite en pin, nous expliqua Mirsgana d’un ton affable, consciente de l’émotion qui nous submergeait. La planche verticale mesure presque cinq mètres, la traverse horizontale deux mètres et demi, et elle pèse soixante-quinze kilos.
— Pourquoi adorez-vous tant la Croix et non le Crucifié ? demandai-je soudain.
— Nous vénérons Jésus, bien sûr, répliqua Khutenptah sans perdre son ton aimable, mais la Croix est le symbole de notre origine et du monde que nous avons construit avec effort. Du bois de cette croix est faite notre chair.
— Je ne comprends pas, murmura Farag.
— Tu penses vraiment que cette croix est celle sur laquelle mourut le Christ ? lui demanda
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