Le Dernier Caton

martyrologes qui décrivent le supplice de la sainte, Lucie ne s’est jamais arraché les yeux, elle ne les a jamais perdus. En réalité, disent-ils, les autorités romaines au service de l’empereur Dioclétien voulurent la violer et la brûler vive, mais grâce à une intercession divine ils n’y parvinrent pas, et durent lui planter une épée dans la gorge pour la tuer, le 13 décembre de l’an 300. Mais il n’y a rien sur les yeux. Alors, pourquoi est-elle devenue la protectrice de la vue ? Est-ce qu’il ne s’agit pas d’une autre sorte de vision ? Une vision qui ne serait pas physique, une sorte d’illumination qui permettrait d’accéder à une connaissance supérieure ? De fait, dans le langage symbolique, l’aveuglement signifie l’ignorance, tandis que la vue est l’équivalent du savoir.
    — C’est beaucoup supposer, dis-je.
    Je ne me sentais pas bien. Toutes ces explications me paraissaient confuses. J’étais encore très affectée par la mort de mon père et de mon frère, et je n’avais aucune envie d’entendre de telles subtilités énigmatiques.
    — Je ne vois pas pourquoi. Réfléchis, la fête de Lucie est le jour de sa mort, le 13 décembre.
    — Je le sais, c’est la fête de ma sœur.
    — Ce que tu ne sais pas, c’est que, avant l’ajustement de dix jours introduit par le calendrier grégorien, sa fête tombait le 21 décembre, jour du solstice d’hiver, et, depuis l’Antiquité, date à laquelle on commémore la victoire de la lumière sur les ténèbres parce que les jours rallongent.
    Je gardai le silence. Je ne comprenais rien à ce galimatias.
    — Ottavia, enfin ! Tu es une femme cultivée, m’exhorta Farag. Sers-toi de tes connaissances, et tu comprendras que je ne dis pas de bêtises. Dante a placé sainte Lucie à l’entrée du Purgatoire, et il nous dit en plus qu’elle indique à Virgile le chemin des trois marches d’un mouvement des yeux. N’est-ce pas une référence bien claire ?
    — Je ne sais pas, dis-je d’un ton distrait.
    Farag se tut.
    — Le professeur n’est pas sûr, m’expliqua Glauser-Röist en accélérant. C’est ce que nous allons vérifier.
    — Il y a beaucoup de sanctuaires consacrés à sainte Lucie de par le monde. Pourquoi celui-là précisément ?
    — C’est là où elle est née, fut martyrisée et mourut, sans compter d’autres éléments concordants, précisa le capitaine. Quand Dante et Virgile rencontrent Caton, si vous vous en souvenez, ce dernier recommande à Dante de se laver le visage avant de se présenter devant l’ange gardien, et de ceindre un jonc, de ceux qui poussent sur la petite île proche de la rive.
    — Oui, je m’en souviens.
    — La ville de Syracuse fut fondée par les Grecs au VIII e siècle avant notre ère. Elle s’appelait alors Ortigia, dit Farag.
    — Mais ! m’exclamai-je, c’est le nom de l’île en face de Syracuse.
    — Exactement. Sur cette île où l’on cultive encore les fameux papyrus, les joncs poussent en abondance.
    — C’est aujourd’hui un quartier de la ville, totalement urbanisé et uni à la terre par un pont.
    — Oui, mais cela ne contredit pas ma thèse. Et encore, tu ne sais pas tout.
    — Ah ?
    Ils avaient fini par me convaincre, je devais le reconnaître. Avec toutes ces folies, ils parvenaient à faire en sorte que peu à peu j’oublie mon chagrin et revienne à la réalité.
    — Après la chute de l’Empire romain, la Sicile fut envahie par les Goths ; et, au VI e siècle, l’empereur Justinien, celui qui demanda que l’on construise une forteresse à Sainte-Catherine du Sinaï, donna l’ordre au général Bélisaire de récupérer l’île pour l’Empire byzantin. En arrivant à Syracuse, les troupes de Constantinople construisirent un temple sur le lieu du martyre de la sainte, et ce temple…
    — Je le connais…
    — Existe toujours, après avoir subi bien sûr de nombreuses restaurations au fil du temps. Néanmoins, l’attrait majeur de la vieille église Sainte-Lucie réside dans ses catacombes.
    — Tiens ? J’ignorais leur existence.
    Nous venions d’entrer sur l’autoroute. La lumière commençait à décliner.
    — Elles datent du III e siècle et ont à peine été explorées. On sait qu’elles furent élargies et curieusement modifiées au cours de la période byzantine, alors que les persécutions avaient cessé et que la religion chrétienne avait été déclarée religion de l’Empire. Mais elles