Le Dernier Caton
connaissais était devenu un homme expressif aux réactions viscérales. Un abîme semblait les séparer.
— C’est bien, allez-y, qu’on en finisse ! Et vite !
Farag et moi n’attendions que son feu vert. Tandis qu’il nous éclairait de sa torche électrique, nous prîmes les flambeaux éteints pour mélanger tous les éléments. Je notai une certaine irritation dans les yeux, le nez et la gorge, à cause de la chaux vive sans doute, mais elle était si légère que je ne m’en inquiétai pas. Petit à petit, une masse grise et visqueuse, semblable à la pâte à pain avant qu’on ne l’enfourne, adhérait au bois de nos spatules rudimentaires.
— On la coupe en plusieurs morceaux ou on la jette d’un bloc dans le canal ? demanda Farag, indécis.
— Il vaut peut-être mieux la couper. Cela nous permettra de toucher davantage de surface. Nous ne savons pas comment fonctionne exactement le mécanisme des vannes.
— Bon, d’accord. Tiens bien ton bâton.
La pâte n’était pas très lourde, mais à deux elle était plus facile à transporter. Nous nous dirigeâmes vers les vannes. Une fois là, nous posâmes notre arme par terre, après avoir vérifié que le sol était bien sec, et la divisâmes en trois morceaux de taille égale. Le capitaine prit l’un d’eux avec un bout de bois. Une fois prêts, nous jetâmes en même temps à l’eau nos projectiles gluants et répugnants. Il y avait certainement peu de gens au monde, au cours de ces derniers siècles, à avoir eu la possibilité de voir en action le fameux feu grégeois des Byzantins, et c’était vraiment très excitant, il fallait bien le reconnaître.
De gigantesques flammes s’élevèrent vers le plafond voûté en quelques dixièmes de seconde. L’eau brûla avec un pouvoir de combustion si extraordinaire qu’un courant d’air chaud nous poussa contre le mur. Dans cette luminosité aveuglante, entre le rugissement du feu et la dense fumée noire qui se formait au-dessus de nos têtes, nous fixions, obsédés, les vannes pour voir si elles s’ouvraient enfin. Mais elles ne bougèrent pas d’un millimètre.
— Je vous l’avais bien dit ! cria Glauser-Röist à pleins poumons. Je vous avais dit que c’était de la folie.
— Le mécanisme se mettra en marche ! affirmai-je.
J’allais aussi lui dire qu’il suffisait de patienter un peu quand un accès de toux me laissa sans souffle. La fumée atteignait nos visages maintenant.
— Baissez-vous ! cria Farag en se laissant tomber de tout son poids sur moi.
L’air était encore propre au niveau du sol, je pris donc une profonde inspiration, comme si je venais de sortir la tête de l’eau.
Nous entendîmes alors un crissement qui se fit de plus en plus bruyant. C’étaient les gonds des vannes qui tournaient et la friction de la pierre sur la pierre. Nous nous levâmes rapidement et d’un bond descendîmes jusqu’au bord sec du cours d’eau en courant vers l’étroite ouverture par où l’eau commençait à passer de l’autre côté. Le feu qui flottait sur le liquide s’approchait dangereusement de nous. Je crois que je n’ai jamais couru aussi vite de toute ma vie. À moitié aveuglée par la fumée et les larmes, en toussant et en suppliant Dieu qu’il rende mes jambes légères pour traverser ce seuil le plus vite possible, j’arrivai de l’autre côté en frôlant la crise cardiaque.
— Ne vous arrêtez pas ! cria le capitaine. Courez !
Le feu et la fumée dépassèrent les vannes, mais nous fumes les plus rapides. Trois minutes plus tard, nous étions suffisamment éloignés du danger pour ralentir notre course et nous arrêter enfin. En ahanant, les poings sur les hanches comme des sportifs après la course, nous pivotâmes sur nos talons pour contempler le chemin parcouru. On distinguait au fond un lointain embrasement.
— Regardez, il y a de la lumière au bout du tunnel ! s’exclama Glauser-Röist.
— Évidemment !
— Non, professeur, pas de ce côté-là, de l’autre !
Je me tournai et vis en effet la clarté qu’annonçait le capitaine.
— Oh ! Seigneur, laissai-je échapper, de nouveau au bord des larmes, la sortie, enfin ! Dépêchez-vous, voyons !
Nous avançâmes d’un pas rapide. Je n’arrivais pas à croire que le soleil et les rues de Rome se trouvaient de l’autre côté de ce tunnel. La seule idée de pouvoir rentrer chez moi semblait me donner des ailes. La liberté était devant nous, là, à
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