Le Dernier Caton
pourrait pas être autre chose ?
— Autre chose, Kaspar… ? Non. Nous avons ici tous les éléments que les études les plus récentes donnent comme les ingrédients du feu grégeois. Le bitume qui a la particularité de flotter sur l’eau, la chaux vive qui s’embrase au contact de l’eau ; le soufre qui en brûlant émet des vapeurs toxiques ; la poix ou résine pour activer la combustion, et la graisse pour agglutiner tous ces éléments. La poudre de couleur ocre est sans doute du nitrate potassique, c’est-à-dire du salpêtre, qui, en entrant en combustion, dégage de l’oxygène et permet au mélange de continuer à brûler sous l’eau. J’ai lu récemment un article sur ce sujet dans la revue Byzantine Studies.
— Et à quoi va nous servir ce feu grégeois ? demandai-je en me souvenant alors que moi aussi j’avais lu cet article dans la même revue.
— Il manque un élément sur cette table, annonça Farag en me regardant. Sans lui, nous pourrions mélanger tout cela et il ne se passerait rien. Voyons si tu devines.
— L’eau, bien sûr.
— Et où y a-t-il de l’eau ici ?
— Tu veux parler du petit filet ?
— Exactement. Si nous préparons un feu grégeois et le lançons dans l’eau, il prendra feu. Il est probable que les vannes s’ouvriront alors sous l’effet de la chaleur.
— Si cela ne vous dérange pas, l’interrompit le capitaine avec une expression soucieuse, avant de nous lancer dans une action aussi dangereuse, j’aimerais que vous m’expliquiez comment la chaleur ouvre ces vannes.
— Ottavia, corrige-moi si je me trompe, mais est-ce que les Byzantins n’appréciaient pas particulièrement tout ce qui était mécanique, les jeux articulés, les automates, par exemple ?
— C’est juste. À un degré peu commun dans toute l’Histoire. Il y eut même un empereur qui fit défiler devant des ambassadeurs étrangers en visite deux lions qui avançaient en rugissant. D’autres avaient fait placer des dispositifs dans leur trône grâce auxquels ils provoquaient des éclairs et des bruits de tonnerre, suscitant ainsi peur et stupeur chez les courtisans. D’ailleurs, un fantastique arbre d’or du jardin royal, avec des oiseaux chanteurs mécaniques, était célèbre bien qu’oublié aujourd’hui. Certains prêtres, et je parle de prêtres chrétiens, opéraient des miracles pendant la messe, comme celui de fermer et ouvrir les portes à volonté. Partout dans la ville, on trouvait des fontaines d’eau actionnées par des mécanismes. La liste est interminable mais, si le sujet vous intéresse, je vous recommande un livre…
— Byzance et les jouets, de Donald Davis.
— Je vois que nous avons des lectures et des goûts communs, professeur Boswell ! m’exclamai-je avec un grand sourire.
— C’est certain, professeur Salina, me répondit-il avec un grand sourire lui aussi.
— Très bien, vous êtes deux âmes sœurs, d’accord, mais ça ne vous ennuie pas si on continue ? On doit sortir d’ici, je vous le rappelle.
— Ottavia vient de vous le dire, Kaspar, des prêtres ouvraient et fermaient les portes des temples à volonté. Les fidèles croyaient qu’il s’agissait d’un miracle, en réalité c’était un truc très simple : il suffisait de…
— … Allumer un feu, coupai-je. (Je connaissais parfaitement le sujet pour m’être longuement intéressée à la mécanique byzantine.) La chaleur dilatait l’air d’un récipient qui contenait aussi de l’eau. L’air dilaté poussait l’eau, et la faisait sortir par un siphon relié à un autre récipient suspendu à des cordes. Ce second seau commençait à descendre en raison du poids de l’eau, et les cordes qui le tenaient faisaient tourner des cylindres, qui à leur tour faisaient bouger les gonds des portes. Qu’en dites-vous ?
— Cela me paraît idiot, répliqua le capitaine, vous êtes prêts à fabriquer une bombe incendiaire pour ouvrir des vannes ! Vous êtes fous !
— Bien sûr, si vous avez une meilleure solution à nous proposer…, le défiai-je d’une voix glaciale.
— Mais vous ne comprenez pas ! répéta-t-il. Le risque est énorme.
— Je croyais être la seule de ce groupe à avoir peur de la mort, précisément parce que je suis une femme ?
Il murmura quelques abominations et je le vis avaler sa rage. Cet homme perdait peu à peu le contrôle de ses émotions. Le flegmatique et froid capitaine des gardes suisses que je
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