Le Dernier Maquisard
abstraite lors de
la commémoration.
C’était peut-être l’effet du vin de Loire.
– Tu crois qu’ils ont achevé les blessés avant de les
pendre ?
Il a haussé les épaules.
– C’est pas sûr, il a fait. Tu sais comment ils étaient
déchaînés, les Boches, à l’époque.
– La population a eu de la chance, quand même, qu’ils ne se
soient pas livrés à des représailles…
– À mon avis, ils étaient pressés et ils avaient déjà pris du
retard à cause de l’embuscade de la nuit précédente, a répondu
Georges.
Nous nous sommes accordé une pause en nous accoudant sur le
parapet du pont qui portait encore les impacts des balles et des
éclats d’obus.
– De l’indestructible, ce pont, a fait Georges. Regarde-moi
ça ! À peine égratigné par un éclat ou une balle de
mitrailleuse, alors que la chair…
Il laissa sa phrase en suspens.
La Loire coulait paresseusement et les bancs de sable étaient
nombreux.
Un groupe de jeunes s’éclaboussaient d’eau et quelques familles
avec marmaille s’étaient installées sur les rives pour un paisible
après-midi d’été.
J’ai fermé les yeux et imaginé le char allemand prenant position
à l’autre extrémité du pont, avec les grenadiers.
Même avec la mitrailleuse prise le matin aux Allemands du
château, les neuf camarades n’avaient aucune chance. Georges avait
raison. Ça avait été suicidaire.
Le combat avait été bref. Qui, sur les neuf, avait été tué sur
le coup, blessé, avait tenté de se rendre ou s’était enfui ?
Nul ne le sut jamais. Tous les corps pendus étaient mitraillés ou
déchiquetés. Tous.
C’était une guerre sans quartier. Avec la mort fauchant
traîtreusement comme dans toutes les guerres.
Y avait-il quelque héroïsme dans quelque bataille que ce
fût ? Y en avait-il jamais eu ?
Les bombes, les obus et la mitraille modernes frappaient autant
le courageux que le lâche, au hasard. Tout comme le coup de lance
ou d’épée par-derrière dans les corps à corps antiques.
Nous-mêmes, avec nos embuscades et nos coups de main, étions
revenus à la forme de guerre la plus primitive, comme lorsque les
premiers groupes humains tentaient de s’affaiblir mutuellement.
Les Allemands avaient mitraillé les parachutistes alliés avant
qu’ils ne touchent le sol lors du Débarquement. Mais pourquoi
auraient-ils attendu qu’ils fussent à terre et en état de combattre
avant de leur tirer dessus ? À quelle règle de tournoi
chevaleresque aurait dû obéir l’ordonnance des combats alors qu’il
s’agissait tout simplement d’abattre l’adversaire avant qu’il ne
vous abatte lui-même ?
La norme des tueries est une règle élémentaire. Bougrement
humaine puisque nous sommes la seule espèce à l’avoir établie. La
seule espèce à se donner les moyens de s’autodétruire. La seule à
se manquer de respect.
Pourtant, il n’y avait pas eu d’autre choix que de se dresser
contre la barbarie nazie. Comme il n’y en aura jamais d’autres. Au
prix de souffrances inouïes que l’on finit par oublier.
– Tu sais, Georges, un jour, mon fils, quand il avait douze,
treize ans, m’a demandé pourquoi, après tant de sacrifices, nous
n’avions pas édifié un monde meilleur à la Libération. Pourquoi
nous avions, en quelque sorte, trahi tous nos morts.
Georges hochait la tête et se taisait.
– Je n’ai pas su quoi lui répondre. Je lui ai dit que les gens
avaient envie d’oublier et de reprendre le cours d’une vie normale.
« Mais vous, ceux qui aviez lutté et aviez vu vos
camarades tomber ? » il a insisté. Alors je lui ai dit
que nous aussi.
Georges se taisait toujours, mais il finit par se décoller du
pont et se tourner vers moi.
– Je sais, dit-il, je sais. C’est pourquoi, moi-même, j’évite
d’en parler à mes petits-enfants. Moi, c’est ma fille Suzanne,
quand elle avait une quinzaine d’années, qui m’a demandé :
« Papa, il y a eu tant de morts au cours de la Seconde Guerre
mondiale, tant de combattants, tant de civils. Tant dans les camps
d’extermination, etc. Et ça n’a pas suffi pour instaurer un monde
de justice. Alors, dis-moi, combien il faudrait de morts en plus
pour que le monde devienne un jour meilleur. » Je n’ai pas su
quoi répondre non plus.
– Tu crois que nous avons été infidèles à nos morts ?
Georges a haussé les épaules.
– Que veux-tu que je dise ? Nous avons essayé de vivre et
je crois que c’est ce que
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