Le Dernier Maquisard
moi un regard d’épagneul
breton.
– Ils l’ont abattue sur-le-champ.
– Ç’aurait pu être Ginette et ça a été elle. C’était le hasard,
Georges, dis-je en contenant mon émotion.
– Le hasard, oui. Le hasard, fit-il en commençant de tripoter
les saint-jacques avec son couvert. Le hasard, répéta-t-il en
piquant une bouchée avec sa fourchette.
Nous terminâmes l’entrée sans échanger un mot. Chacun dans nos
pensées. Et les siennes, tout comme les miennes, devaient tourner
et retourner des histoires de hasard.
Le hasard, en ces temps-là, était souvent lourd de conséquences.
Et, parfois, il n’en avait que l’apparence. Laissant un
arrière-goût indéfinissable car les choses s’enchaînaient trop
rapidement pour qu’on s’y attarde. Sauf lorsqu’il y avait des
catastrophes en série comme l’arrestation d’un réseau ou
l’anéantissement d’un maquis.
Je resongeai à l’histoire de mon premier maquis.
Georges écrivait dans son livre que nos allées et venues
n’étaient pas passées inaperçues aux yeux des Allemands. Mais nous
pouvions tout aussi bien avoir été vendus.
Le genre de chose qu’on ne saurait jamais.
Mais, en y pensant bien, l’opération des Allemands avait été
trop bien montée. Pour nous surprendre en plein sommeil, il fallait
qu’ils soient renseignés.
Je m’en étais ouvert une fois à Georges, peu avant la
Libération.
– Vous aviez mis combien de camarades de garde ?
– Un, avais-je répondu.
– Un ? s’était gaussé Georges. Un ! Ça m’étonne de
Francis.
– On avait fêté Noël.
– C’est pas un argument. Une seule sentinelle, c’est jamais
suffisant. Il suffit qu’elle s’assoupisse ou se fasse surprendre.
Ne va pas chercher plus loin, avait-il conclu en haussant les
épaules. Mais ça m’étonne quand même de Francis…
À l’époque, j’avais été pris d’un doute en me souvenant que
Daniel, un des membres de notre groupe, qui avait participé à
l’installation du camp et était venu régulièrement par la suite,
était le seul à ne pas être présent avec nous pour ces vacances de
Noël.
Quand je l’avais revu plus tard à l’automne 44, une fois de
retour à Paris, il m’avait dit qu’il avait été absent à cause d’une
angine. Au dernier moment. Et qu’il n’avait pas pu nous
prévenir.
– T’as fait quoi, après, quand t’as su ?
– Ben, je me suis tenu peinard. J’avais pas envie de me faire
remarquer. Surtout si le groupe avait été vendu…
– Pourquoi tu dis ça ?
– Les Allemands, ils ont pas dû vous tomber dessus comme ça par
hasard.
Je ne m’étais pas méfié de lui car je ne voyais pas un mouchard
évoquer de son propre chef l’idée que le groupe auquel il
appartenait avait été vendu.
Quand je me suis dit que j’étais con et naïf, il était trop
tard. Il s’était engagé pour l’Indo et il n’en est pas revenu.
Ça me faisait penser à l’histoire de ce jeune cousin éloigné que
mon père m’avait emmené voir dans le Var en 1947.
À l’époque, dans ce département, des zones entières étaient
désertiques. Les Parisiens n’avaient pas encore déferlé sur
l’arrière-pays.
Le cousin, même sa famille savait qu’il avait trahi son maquis.
Et il avait déjà échappé à deux tentatives de règlement de
comptes.
Son père, un oncle par alliance de mon père, nous avait organisé
une rencontre dans un champ isolé cultivé en terrasses.
Moi, j’étais là car j’avais sensiblement le même âge que ce
cousin, et mon père et moi devions tenter de le convaincre de se
livrer à la justice plutôt que de risquer une rafale de
mitraillette.
Quand nous étions arrivés, il se préparait à mettre le feu à un
nid de fourmis avec du pétrole.
Je le vis allumer son feu avec une telle délectation que je me
suis tout de suite dit que c’était un salaud.
Me désintéressant totalement de son sort, j’ai laissé mon père
entamer les pourparlers.
Je le guettais d’un œil et je le voyais s’entêter et jouer les
têtes brûlées fatalistes.
Pris par la Gestapo, il n’avait fait que sauver sa peau. Pour
lui, il n’avait rien à se reprocher. Mais il comprenait que les
survivants lui en veuillent. « Moi, à leur place… » Et il
haussait les épaules. « Advienne que pourra… »
Moi aussi, j’avais été pris au piège. J’avais failli me
retrouver dans sa situation. J’avais eu un moment de lâcheté, de
grande lâcheté. Pour
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