Le Dernier Maquisard
qui les obligeait à
s’avancer à découvert. Manuel et José étaient à mes côtés. Mais les
Allemands ont envoyé des grenades et en ont profité pour se glisser
à cinq ou six derrière quelques stères de bois sagement empilés au
milieu de la clairière et ont entrepris de nous canarder à l’abri.
Je me suis énervé car je ne voyais pas comment je pouvais les
atteindre ou les débusquer derrière cette muraille naturelle avec
mon fusil-mitrailleur. « Calme-toi, m’a dit l’un des deux
Espagnols en posant sa main sur mon épaule. Ils ont mal fait. Toi,
tou
tire dans le bois. – Dans le bois ? je me suis
étonné. – Dans le bois, a insisté l’autre. Fais comme il
dit. » Ils étaient d’un calme imperturbable malgré le
canardage des Allemands mais commençaient de s’impatienter de mon
hésitation. Alors je me suis exécuté et j’ai balayé le tas de bois
en plusieurs passages à mi-hauteur.
– Et alors ?
– Alors les Allemands ont vite déguerpi de cet abri illusoire,
un en clopinant et deux autres en tirant un troisième. Et cela a
tellement refroidi leur ardeur qu’ils ont reculé suffisamment loin
pour que nous puissions décrocher.
– Les balles avaient traversé le bois ? s’étonna
Marlène.
– Non. Mais elles ont arraché des esquilles qui se sont
transformées en autant de projectiles aussi dangereux que des
balles et qui ont blessé deux Allemands et tué l’un d’eux en lui
traversant un œil.
– Sans les Espagnols qui connaissaient l’astuce, ne put à
nouveau s’empêcher d’intervenir Georges, on aurait eu le dessous.
Au cours d’un combat dans des bois, où la mort peut surgir de
derrière n’importe quel arbre, des troupes régulières sont mal à
l’aise, mais elles ont le nombre pour elles en général. La seule
façon de s’en sortir et de compenser l’infériorité numérique, c’est
de les déstabiliser psychologiquement en leur rendant encore plus
hostile ce milieu inhabituel.
Mais la petite semblait avoir décroché.
– Et grand-mère, vous l’avez bien connue ? me
demanda-t-elle en profitant d’une pause de son grand-père.
– Vous lui ressemblez beaucoup et elle était aussi belle que
vous.
– Oui, je sais. Mais est-ce que vous en avez un souvenir
particulier ? insista-t-elle.
– Particulier ? Oui, peut-être…, dis-je en m’efforçant de
ne pas décevoir l’attente de la petite – parce que, en réalité,
nous avions toujours eu, Ginette et moi, des relations distantes,
purement « fonctionnelles », en quelque sorte.
– Alors ? s’impatienta Marlène en m’encourageant d’un
sourire enjôleur.
– En fait, elle prenait son rôle d’agent de
secrétaire-estafette très au sérieux et elle jouait un peu les
« anciennes », si vous voyez ce que je veux dire.
– Oui. Très bien, dit-elle en pouffant. Elle est morte quand
j’avais huit ans et j’ai le souvenir d’une grand-mère affectueuse
et un peu rigide en même temps. Maman, parfois, elle dit qu’elle
pouvait se montrer dure. Mais elle était jeune pour être estafette.
Moi, ça me paraît incroyable qu’elle ait commencé à seize ans.
Qu’est-ce que vous en pensez ?
– On était tous plus ou moins jeunes, c’étaient les temps qui
voulaient ça. Mais nous étions habités comme par une espèce de foi
et, à cet âge, tous les obstacles nous semblaient surmontables.
– C’est vrai que grand-mère était déjà amoureuse de
papy ?
J’hésitai, je ne sais pourquoi, à répondre. Peut-être parce que
je sentais qu’évoquer Ginette contrariait Georges. D’ailleurs, je
n’eus pas à répondre. Georges mit fin à la conversation de façon
abrupte.
– Écoute, ma chérie, il se fait tard et on est crevés. Ta
grand-mère, je t’en ai parlé mille fois et Gilles ne l’a connue que
quelques mois.
– Mais il est à peine six heures et demie ! protesta sa
petite-fille.
– On n’a plus votre âge, que voulez-vous ! dis-je d’un ton
conciliant.
– On se reverra peut-être ? me lança-t-elle en se
levant.
– Oui, peut-être.
Mais je n’en étais pas certain.
13
Nous n’avions pas envie de dîner et, à sept heures et demie,
nous allâmes nous coucher comme les poules.
Je ne parvenais pas à saisir ce qui avait semblé agacer Georges
quand nous avions évoqué Ginette avec sa petite-fille. Ni pourquoi
il avait paru renoncer à son idée de trahison du maquis, ou,
plutôt, à en découvrir le
Weitere Kostenlose Bücher