Le dernier royaume
pus
malgré l’ale.
— Je servirai un homme appelé Ragnar, dis-je, tout
comme j’ai servi son père.
— Pourquoi as-tu quitté son père, alors ?
— Parce qu’on l’a tué.
Leofric fronça les sourcils.
— Alors tu peux demeurer avec les Danes aussi longtemps
que vivra ton seigneur, c’est cela ? Et sans seigneur, tu n’es rien ?
— Je ne suis rien, admis-je. Mais je veux aller en
Northumbrie reprendre la forteresse de mon père.
— Ragnar fera cela pour toi ?
— Peut-être. Son père l’aurait fait.
— Si tu recouvres ta forteresse, demanda-t-il, en
seras-tu le seigneur ? Maître sur tes terres ?
— Les Danes dirigeront.
— Alors tu préfères devenir esclave, hein ? Oui,
mon seigneur, non, mon seigneur, laissez-moi tenir votre vit pendant que vous
me pissez dessus, mon seigneur ?
— Et qu’adviendra-t-il si je demeure ici ?
demandai-je aigrement.
— Tu mèneras des hommes.
Cela me fit rire.
— Alfred a bien assez de seigneurs pour le servir.
Leofric secoua la tête.
— Que nenni. Il a quelques bons chefs de guerre,
certes, mais il lui en faut davantage. L’autre jour sur le bateau, lorsqu’il a
laissé ces bâtards s’enfuir, je lui ai dit de me laisser débarquer avec des
hommes. Il a refusé. (Il assena sur la table un grand coup de son énorme
poing.) Je lui ai dit que j’étais un bon guerrier, et ce sot a refusé !
C’était donc là la dispute qui les avait opposés.
— Pourquoi a-t-il refusé ? demandai-je.
— Parce que je ne sais point lire, gronda Leofric, et
que je n’apprends point ! J’ai essayé naguère, mais je n’en vois pas
l’usage. Et je ne suis pas un seigneur, n’est-ce pas ? Pas même un thane.
Juste le fils d’un serf qui sait comment tuer les ennemis du roi, mais cela ne
suffit point à Alfred. Il dit que je puis assister (il prononça le mot comme
s’il lui brûlait la langue) l’un de ses ealdormen, mais que je ne puis mener
des hommes car je ne sais point lire.
— Je sais, moi, dis-je, me laissant emporter par
l’ivresse.
— Tu mets fort longtemps à comprendre les choses, bout
de cul, sourit-il narquoisement. Tu es un damné seigneur et tu sais lire,
n’est-ce pas ?
— Un peu. Les petits mots.
— Mais tu pourrais apprendre ?
— Je le pourrais, dis-je après réflexion.
— Et nous avons douze équipages qui ne font rien.
Donnons-les à Alfred et disons-lui que le seigneur Bout-de-Cul est leur chef.
Il te donnera un livre, tu liras tous ces jolis mots, et ensuite toi et moi
nous emmènerons ces hommes à la guerre et nous irons massacrer comme il
convient tes Danes.
Je ne répondis ni oui ni non, car je ne savais guère ce que
je voulais. Ce qui m’inquiétait, c’est que je me laissais convaincre par le
dernier qui parlait : lorsque j’étais auprès de Ragnar, je voulais le
suivre ; à présent, j’étais séduit par la vision de Leofric. Et, n’ayant
nulle certitude, au lieu de répondre oui ou non, je retournai au palais et y
trouvai Merewenna, appris que c’était bien elle pour qui pleurait Alfred la
première fois que je l’avais vu dans le camp mercien. Mais moi, je savais ce
que je voulais lui faire, et je ne pleurai point ensuite.
Et le lendemain, à la demande de Leofric, nous partîmes à
cheval pour rejoindre Alfred à Cippanhamm.
Chapitre 9
Je suppose, si vous lisez ceci, que vous avez appris votre
alphabet, et que probablement quelque damné moine ou prêtre vous aura tapé sur
les doigts, donné maintes calottes, ou pire. Non que je l’aie subi, bien sûr,
car je n’étais plus un enfant, mais je supportai leurs ricanements méprisants
tandis que je peinais sur les lettres. Ce fut surtout Beocca qui m’enseigna,
sans cesser de se plaindre que je le détournais de sa véritable tâche, la
rédaction d’une vie de Swithun, évêque de Winchester. Alfred portait un grand
intérêt au livre et venait régulièrement voir Beocca pour lui demander s’il
savait que Swithun avait un jour prêché l’évangile à une truite ou chanté un
psaume à une mouette. Beocca consignait l’anecdote avec un enthousiasme
débordant et, une fois Alfred reparti, revenait à contrecœur au texte qu’il me
contraignait à déchiffrer.
— Lis-le à haute voix, m’enjoignit-il. (Puis,
scandalisé :) Mais non ! Forlidan signifie subir un
naufrage ! Il s’agit d’une vie de saint Paul, Uhtred, et l’apôtre a fait
naufrage ! Ce n’est pas du tout le mot que tu
Weitere Kostenlose Bücher