Le dernier royaume
comptais dans mon groupe que les
plus faibles et les plus petits, si bien que nous perdions toujours. Thyra, qui
avait les cheveux d’or pâle de sa mère, filait encore et encore, tenant la
quenouille dans la main gauche, tandis que de l’autre elle tirait le fil d’un
tas de laine.
Toutes les femmes devaient filer et tisser. D’après Ragnar,
il fallait cinq femmes ou une dizaine de filles durant tout un hiver afin de
produire assez de fil pour fabriquer une voile de navire. Aussi les femmes
travaillaient-elles chaque heure que les dieux faisaient. Elles cuisinaient
aussi, faisaient bouillir des coquilles de noix pour teindre le fil,
ramassaient des champignons, tannaient les peaux du bétail abattu, glanaient
les mousses que nous utilisions pour nous torcher, fabriquaient des chandelles
avec de la cire d’abeilles, faisaient fermenter l’orge et apaisaient les dieux.
Il y avait quantité de dieux et de déesses. Certains étaient propres à notre
maison, d’autres aux rites particuliers des femmes, tandis que d’autres, tels
Odin et Thor, étaient tout-puissants partout. Ils étaient révérés d’une manière
bien différente de celle que réservent les chrétiens à leur Dieu unique. Les
Danes ne se réunissaient jamais à l’église comme nous le faisions le dimanche à
Bebbanburg ; tout comme il n’y avait nul prêtre chez les Danes, ils ne
possédaient ni reliques ni livres saints. Et cela ne me manquait point.
Je me serais bien passé de Sven, mais son père, Kjartan,
avait sa maison dans la vallée voisine et il ne fallut pas longtemps à Sven
pour découvrir notre château dans les bois. Dès que les premières gelées
hivernales figèrent les feuilles mortes et que brillèrent les baies de houx et
d’aubépines, nos jeux devinrent plus violents. Nous n’étions plus partagés en
deux camps : désormais, nous devions repousser les attaques de la bande de
Sven. Au début, rien de grave ne se produisit. Ce n’était qu’un jeu, après
tout, que Sven remportait chaque fois. Il s’empara de notre crâne de blaireau
et nous le remplaçâmes par une tête de renard, et Thyra cria aux garçons de
Sven, tapis dans les bois, qu’elle avait enduit la tête de poison. Nous
jugeâmes cela fort habile de sa part, mais le lendemain matin nous trouvâmes
notre château réduit en cendres.
— Une vengeance rituelle, dit amèrement Rorik.
— Rituelle ?
— On le fait chez nous, expliqua-t-il. On se rend au
château de son ennemi et on le réduit en cendres. Mais il y a une condition à
ce rituel. Il faut que tout le monde meure. S’il y a le moindre survivant, ils se
vengeront à leur tour. Alors il faut attaquer la nuit, encercler le château et
tuer tous ceux qui tentent d’échapper aux flammes.
Mais Sven n’avait pas de château. Il habitait, bien entendu,
la maison de son père. Pendant toute une journée, nous discutâmes de la manière
dont nous la brûlerions en massacrant tous les fuyards. Bien sûr, ce n’étaient
qu’enfantillages, et nous n’en fîmes rien. Au lieu de quoi, nous nous bâtîmes
un autre château plus haut dans les bois. Il n’était pas aussi somptueux que le
premier, ce n’était en fait qu’un grossier abri de branches et de fougères,
mais nous clouâmes un crâne d’hermine au pignon et nous assurâmes de régner
toujours sur notre royaume des collines.
Quelques jours plus tard lorsque nos corvées furent
achevées, Rorik, Thyra et moi nous rendîmes à notre nouveau château. Thyra
filait tandis que Rorik et moi nous querellions sur l’endroit où se forgeaient
les meilleures lames, lui affirmant que c’était au Danemark et moi en Anglie.
Nous n’étions, l’un comme l’autre, ni assez âgés ni assez sensés pour savoir
que les meilleures venaient de Franquie. Au bout d’un moment, nous nous
lassâmes de nos chamailleries, prîmes les épieux de frêne affûtés qui nous
tenaient lieu d’épées et décidâmes de partir en quête du sanglier qui rôdait
parfois dans la forêt à la nuit tombée. Nous faisions mine d’être de grands
chasseurs lorsque Sven attaqua. Il avait deux compagnons avec lui, et il
portait une épée véritable, et non en bois, longue comme un bras d’homme, dont
le métal scintillait dans la lumière d’hiver. Il se précipita sur nous en
beuglant comme un dément. Voyant la rage dans ses yeux, Rorik et moi prîmes la
fuite. Il nous poursuivit dans un fracas de branches, comme le sanglier que
nous voulions
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